Bonjour, ceci est une suite à l’histoire amorcée dans Le videur de sens. J’ai créé cette histoire que avec Vickie pour tromper l’ennui en classe à l’ÉMICA à Montréal. Si vous n’avez pas lu la première partie, voici un lien qui vous permettra de vous mettre à jour:
https://penseesetmemoires.com/index.php/2019/12/27/le-videur-de-sens/
L’appel de l’inventeur
Son sac était plein. Plein de victuailles, mais aussi plein de regrets. C’était un sac lourd à porter. L’homme trimbalait ce sac, le portant au devant d’une bise froide. L’hiver sévissait sans retenue. Une couche de neige fraiche recouvrait le trottoir. Les bottes de l’homme peinaient à s’extraire de cet obstacle cristallin. Il avait quitté la maison trois fois trop tôt ce matin. Il s’était abandonné à son besoin d’oxygène, mais surtout de contacts humains. Il se sentait effaré, perdu. Sa quête était celle du refuge, de la sécurité
Ironiquement l’homme titubait, seul sur le trottoir, harassé par la voix sourde du vent. Le craquement de la neige semblait se moquer de lui. Cette danse maladroite se poursuivit pendant quelques kilomètres. L’homme sentait les derniers vestiges de son obstination tomber comme un arrêt de confinement.
Il trébucha sur un rebord de trottoir, se cognant le genou contre une pancarte d’arrêt. Il aurait voulu penser que ce sarcasme du sort était sublime. Il n’en trouva pas la force. Devant lui, à vue d’œil, une pancarte annonçait la location du casse-croute Chez Rita. L’homme avait trouvé son oasis.
Le casse-croute était déjà plein. Des ouvriers, des foremen, des débardeurs et des retraités s’animaient devant leur assiette d’œufs- bacon, leur café et leur journal. Malgré cette affluence, l’homme retrouva sans difficulté, sa place habituelle. Il s’assit dans la banquette de cuirette rouge. Son ami l’attendait. Il se débarrassa ensuite de ses mitaines et de sa tuque. Enfin, il se délesta de son manteau et déboutonna sa veste verte de polyester.
Autour d’eux, les conversations avaient cette franchise rude propre aux gens fiers et de leur origine. Un éthos simple et tranchant, synonyme de travail bien fait pénétrait chaque conversation. Chaque point de vue était défendu avec une gouaillerie virile. Nul client ne s’en laissait imposer par son prochain. Parfois les désaccords persistaient et le ton montait, mais en général ces disputes se finissaient plutôt bien. Il existait chez les clients du casse-croute une entente tacite, une acceptation mutuelle qui facilitait les réconciliations.
Hector appréciait le climat et la bonne humeur du casse-croute. Il s’y asseyait à chaque matin pour déguster son petit-déjeuner.
Habituellement, l’inventeur saluait Mireille, la serveuse rouquine et taquine, sans hésiter. Mais ce matin là Hector n’en avait pas envie. En fait, il luttait pour contenir ses larmes. Bien qu’il soit d’un naturel timide, l’inventeur était en général d’un commerce agréable. Il ne se mêlait pas beaucoup aux gens, mais tous appréciaient sa politesse réservée.
En ce matin d’hiver, toute trace de ses manières s’était volatilisée.
La tension de l’homme était palpable pour tout les clients attablés.
-Hector Bonjour!
Le timbre de Mireille chevrotait plus qu’à l’habitude. Hector n’osa pas hausser le regard. Il craignait la sagacité de ses instincts.
-La même table que d’habitude?
Hector glissa vers sa table sans discuter. La serveuse portait le même habit bleu ciel que d’habitude. Sa jupe était juste assez longue pour ne pas inviter de regards indiscrets.
En toutes circonstances, Mireille restait pétillante et vivace. Elle croisait régulièrement des clients peu loquaces ou difficiles et s’en accommodait sans heurts.
-Alors Hector, nous y sommes, je te commande ton choix habituel avec un café.
Hector agita le bras en guise de protestation, mais la serveuse objecta :
-Hector! Pas de discussion ce matin. Si il le faut je paierai ton café!
Mireille savait cacher sa commisération sous un masque autoritaire et colérique. En plus d’être une déesse agile comme pas une le cabaret au bras, elle avait hérité du caractère franc et tenace de sa mère Rita.
Les deux femmes dirigeaient le petit casse-croute sans tolérer la moindre paresse, ni le moindre accroc à leurs standards élevés de performance.
Les autres employés s’en accommodaient, même si parfois la grogne se faisait sentir chez les moins patients parmi eux.
Hector savait que toute velléité de rébellion serait écrasée dans l’oeuf. Son niveau d’énergie était trop bas pour protester.
Mireille en était parfaitement consciente. Le temps qu’Hector avait pris pour formuler son accord avait été trop long, de toute façon.
La serveuse pimpante était déjà au chevet d’une nouvelle victime.
Elle sifflait un client qui avait eu le culot de lui passer un commentaire sur ses yeux.
-Heille, ça va faire!
Bien que l’empoignante soit engageante, voire attendrissante, les excès de Mireille avaient toujours cet effet sur les gens, Hector sen désintéressa rapidement.
Il était absorbé par ses propres pensées qui le ramenait à son pèlerinage matinal.
*
* *
Le centre de soins était recouvert de briques jaunes. À chaque visite, Hector remarquait que ce jaune cireux semblait pâlir. Ce palissement lui évoquait la détérioration de son humeur.
Karim Rodrigues n’avait que quelques semaines à vivre. Ses muscles s’étaient atrophiés sous le coup d’une infection ou d’un syndrome. Hector ne se souvenait plus de son diagnostic. Les larmes sont des solutés qui délavent ce genre de détails. Seul son pronostic comptait et son pronostic était grave
Hector déposa ses pieds sur une chaise bleue, comme à chaque visite.
L’homme étendu sur le lit d’hôpital était petit et gracile. Il portait une épaisse moustache noire et son teint était foncé.
Le chevalet de bois lui rappelait l’automne et Rome. Il y avait une brise dans l’appartement. Hector supportait mal ce vent. Quelque chose en lui aurait voulu retourner vivre chez sa mère, près du Tibre.
Le silence de la chambre était diablement éreintant, mais quand Karim s’éveillait, il le saoulait avec ses théories.
–Peut-être que nous créerons une entité mécanique capable d’un pouvoir érotique illimité.
Certaines personnes ont ce rire compulsif lorsqu’on leur parle de fèces ou de pénis. Karim avait une compulsion similaire qui s’appliquait seulement pour les pièces mécaniques.
Quand il sentait qu’Hector perdait pied ou devenait morose, il partait dans des monologues de pièces et éclairait de rire :
-Boulon
-Écrou
-Bolt
-Wiper
Et après Karim se tordait de rire sans raison apparente.
Bien qu’il soit un inventeur passionné par ses machines, Hector ne trouvait rien d’intéressant aux piques d’humour de son collègue mourant.
Hector était un homme créatif qui pouvait être assez obsessif. Il vivait dans un réduit situé sur la rue Fullum à Montréal. Il passait son temps dans la cave de la bâtisse à fignoler des machines. La logeuse, Madame Watts, lui avait donné les clés de la cave en échange d’une promesse de pelleter l’entrée durant l’hiver.
Hector profitait pleinement de cet espace. Il y construisait tout de sortes de machines simples. Hector s’investissait dans le monde par le truchement des rouages et des transmissions. Seuls les objets mécaniques, leur contact, leur puissance élevaient son esprit.
Cependant personne ne voulait de ses grandes machines.
Alors il s’était mit en tête de trouver une nouvelle façon d’inventer.
C’est à ce moment que Karim Rodrigues, qui détenait trois brevets pour des ouvre-boîte fit sa rencontre.
Les deux hommes étaient des habitués du casse-croûte. Mireille, toujours alerte, avait flairé une occasion de réseautage. Elle les avait assis à la même table sans les consulter.
Les deux hommes avaient capitulé. Il n’était pas né l’homme qui pourrait résister à Mireille quand son idée était faîte.
La conversation entre les deux hommes avait conduit Hector à considérer une avenue nouvelle. La solution était de miniaturiser ses inventions pour essayer de les vendre à la compagnie Starfrit.
L’affaire avait été conclue rapidement.
Après-coup, un des clients s’était mis en rogne parce qu’un client sans-abris avait été servi sur la banquette à coté de lui.
Mireille l’avait apostrophé dans un langage coloré qu’il m’est malheureusement interdit de reproduire ici.
Puis, trois mois plus tard, Karim avait été diagnostiqué de cette maladie inconnue qui lui rongeait le corps.
L’inventeur n’avait pas de famille au Canada. Il avait quitté la Colombie une dizaine d’années plus tôt lorsque ses parents étaient déménagés en Italie.
Hector vivait un double chagrin.
Il perdait celui qui était son seul ami, la seule personne capable de le comprendre.
En même temps avec Karim, son rêve de vendre une de ses inventions à la compagnie starfrit semblait de plus en plus lointain.
Chaque jour Karim faisait les même blagues. C’était comme s’il n’était pas conscient de l’échéance qui lui pendait au nez.
Il fallait ventiler tout cet air lourd qui s’accumulait à chaque visite.
Hector avait trouvé deux façons de souffler.
*
*. *
-Comment va Karim?
Mireille savait pertinemment que Karim allait mal. Hector répondait une fois sur deux à la question. C’était tout juste si il roulait des R sans articuler en guise de réponse.
C’était comme si elle savait qu’Hector se réfugiait au casse-croûte pour déconnecter du monde. Hector se demandait si elle s’obstinait à l’interroger par pur esprit de contradiction.
Aucune forme de manipulation ne lui semblait au-dessus de Mireille. La rouquine était un frein à toute sérénité.
Une vraie peste, en vérité.
Heureusement, il y avait Liam.
Liam était concierge à l’hôpital, il travaillait souvent lorsqu’Hector visitait Karim.
Penser à Liam réconfortait Hector. Liam était un dur, un fier à bras, une forte de tête.
Mais en dessous du masque du concierge, Hector avait entrevu l’âme d’un inventeur comme lui.
Liam était poète.
Deux ans plus tôt, l’inventeur avait trouvé le poète, qui était alors videur, dans un ruelle, le visage en sang, en train de pleurer.
Hector n’était pas d’un naturel kinesthésique ou affectueux. Il n’avait jamais serré un autre homme de sa vie.
Pourtant, la vue du colosse effarouché lui avait fait un effet immédiat.
C’était comme de se voir dans le miroir.
Liam était une personne solitaire.
Il souffrait immensément de cet était de fait.
Comme lui.
Depuis, chaque fois qu’il se trouvait à l’hôpital, Liam trouvait une façon de prendre sa pause avec Hector.
C’était surprenant et attendrissant.
Mais ce dont Hector ne se doutait pas.
C’était comment ces cigarettes partagées sur le toit de l’hôpital pavaient une voie qui allait changer sa vie.
Pour toujours.