Pour Kyle,
L’homme
le plus pacifique de l’univers.
G.
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La patate Cathartique de Érasmus Colbert
Cette ère trouve de plus en plus d’experts prompts à emprunter au langage technique. Dans ce contexte on tend à présenter la thérapie, la relation d’aide et la guérison comme une résultante de notre science du comportement voire comme un phénomène médiatique.
Érasmus Colbert refusait de l’aumône de cette rationalité technique. Il passait pour un chaman de la contre-culture.
Son apparence surprenait tout autant par son habillement que sa contenance. Il se présentait partout débraillé. Son accoutrement ne trouvait aucun sens. Seul pouvait coller l’idée d’une déconstruction voire d’un trouble de déficit d’attention.
Il trainait partout sa bedaine de bière, ses larges épaules, son franc-parler exempt de considérations intellectuelles et ses bras accueillants.
Ses clients les jeunes comme les plus âgés s’y réfugiaient sans cligner.
Ils trouvaient dans ses bras poilus tout un univers.
Tout ces coeur meurtris se fondaient en lui comme des enfants, attendris par l’ours tendre.
Érasmus vivait pour aider les autres. C’était sa vocation.
Rien ne le stimulait plus que d’encourager, conseiller, écouter ou épauler.
Il se faisait une fierté de gérer les situations de crise avec doigté, patience et instinct.
Il avait débuté sa carrière d’aidant bien avant de travailler au service de l’état.
Depuis l’enfance, il offrait sa présence à ses colocataires, ses amis et ses collègues de classe.
Dans un monde ou la reconnaissance revenait souvent aux carriéristes de tout acabit, Érasmus avait su faire sa place.
Au bureau d’aide nationale où il travaillait, on appréciait sa compagnie et ses blagues décalées.
Érasmus déplaçait beaucoup d’air. Il pouvait aussi être d’un caractère bouillant.
C’était dû à sa grande sensibilité.
Il s’emportait surtout lorsqu’on lui faisait perdre son temps.
Parfois son ire s’émancipait dans une tirade vulgaire.
Il ne tolérait pas, non plus, qu’on le taquine sur sa vie personnelle
Érasmus vivait seul depuis près de 15 ans.
Au bureau d’aide les rumeurs »matrimoniales » abondent.
Parfois le poids de ces rumeurs émiettaient sa confiance.
Malgré ces frasques, ses amis véritables ne lui en tenaient pas rigueur.
Ses collègues savaient qu’ils pouvaient compter sur son réseau de contacts et ses connaissances en cas de pépin.
Bien que l’homme ne soit pas exempt de défauts.
Érasmus détestait remplir ses dossiers.
Il s’en dispensait régulièrement.
Étonnament, on tolérait son manque de rigueur administrative.
On l’appréciait.
Le bureau d’aide recevait quotidiennement tout de sortes de demandes.
Ses intervenants portaient plusieurs chapeaux.
Par exemple ils étaient en charge d’organiser des tournées de prévention sur de multiples sujets :prévention du suicide, éducation sexuelle chez les jeunes, prévention de la délinquance juvénile, conciliation familiale, etc.
Chacun de ses hommes et femmes portait la responsabilité d’émouvoir les masses, de réduire les méfaits, de conscientiser la population et d’intervenir auprès des citoyens.
Cette responsabilité pouvait peser lourdement sur chaque intervenant.
Cependant devant ces défis, l’esprit de Ramus Colbert restait indomptable, jeune et vivace.
J’avais fait la rencontre d’Érasmus quelques mois plus tôt.
J’étais un convive au souper-bénéfice de l’association de protection des victimes d’actes criminels.
Il portait une chemise à carreau et des jeans.
La plupart des autres invités, des avocats pour la plupart, portaient une cravate, un complet ou un débardeur.
Je ne faisais pas exception.
J’en étais à ma première année de pratique dans un petit cabinet privé.
Je travaillais au service de Conrad Quessy, un criminaliste renommé.
Je voulais faire ma place.
J’étais ambitieux.
Il était hors de question pour moi de faire bande à part.
Pourtant le charisme irrésistible de ce personnage m’avait tout de suite fasciné.
Le juge Courteau me l’avait présenté comme le plus grand fan de »comic books » américains de la ville.
J’aimais beaucoup ce médium.
J’étais séduit.
Je m’étais tout de suite mis à lui parler de Neil Gaiman et de Brian Vaughan.
J’avais apprécié sa fascination pour le monde fantastique de Gaiman.
Érasmus m’impressionna par son analyse de la série Sandman dont j’étais fanatique.
L’intervenant me conseilla aussi de lire le roman American Gods.
Plus tard, je complétai cette lecture qui m’a tant accroché que je m’y réfère encore aujourd’hui.
À la fin de notre échange, il m’invita à assister à une conférence qu’il donnait dans le lobby du grand Hôtel Le Baron la semaine suivante.
J’acceptai de bonne grâce.
Je lui précisai que je m’attendais à débattre de la valeur relative de la contribution de Brubakker et de Bendis à la série Daredevil après l’exhibition.
Ma semaine m’échappa. Le temps s’ébattit de mes mains, insaisissable comme le vent.
La préoccupation me minait.
J’avais deux affaires en chantier .
La première concernait le vol d’un tableau d’Enzo Mainardi.
J’étais en charge de la défense d’un jardinier pauvre.
On avait trouvé le tableau dans son réduit.
L’affaire paraissait simple. Toutes les preuves recueillies jusqu’à maintenant pointaient dans la direction de la mon client.
Pourtant je ne m’en convainquais point.
Un premier examen des rapports de police m’avait intrigué.
J’avais épuisé une bonne partie de ma semaine.
Mon intuition pulsante ne me laissait pas en reste.
Dans cette balle de foin, une aiguille.
Mon oeil manquait un élément : la preuve fatale.
Mon intuition était persuadée : mon client avait été dupé.
Cette obsession sans réponse me turlutait.
J’en était malade.
Au point que je devenais inefficace.
Ce mystère sans issue me pesait.
Au point ou j’oubliais presque ma deuxième affaire.
J’étais responsable dans l’enquête en cours concernant la fille du maire.
La jeune émancipée avait été kidnappée.
Mon rôle était de trouver une preuve de l’implication des frères de la victime.
Ce dossier me fascinait moins.
Mon instinct me portait à croire que le maire lui-même (et non ses fils) était en cause.
Je savais qu’Esméralda Longiligne, mon employeur, refuserait mes conclusions.
Je procrastinais dans ce dossier.
Enfin vint le jour de la conférence.
J’avais hâte.
Il fallait travailler avant.
Je me rendis à mon bureau.
Derrière la réceptionniste, la vitrine se trouvait teinte de toutes les nuances du matin.
Je demandai à la secrétaire du cabinet de ne pas être dérangé.
Je m’engouffrai dans mon étude privée.
J’avais l’air grave.
J’éparpillai tout les documents.
C’était les preuves liées à mes affaires.
Les morceaux se trouvaient alanguis dans le désordre.
Je les avait lancés sans réfléchir.
Les affidavits étaient atterris sur l’écorce du pupitre, pèles-mêles comme des morceaux de linge sale.
Il se trouvaient enlacés sans chimie, complètement mélangés comme les morceaux de deux puzzles.
Les feuillet entremêlés ne me parlaient pas.
Rien ne débloquait.
Mes instincts m’avaient abandonnés.
Ma matinée s’étira, pénible.
Vers onze heures, je quittai le bureau, complètement découragé.
Je passai l’après-midi dans un café à siroter un thé chai.
Je me divertissait en lisant le journal.
Isabella Armingaud venait de publier un nouveau roman : Chroniques du Bureau.
Guillem Baliche était donné favori dans tous les sondages.
Les experts lui concédaient la victoire lors du deuxième tour de l’élection présidentielle.
Je m’attardai à la section des faits divers.
Le procès de mon client jardinier débutait le lundi suivant.
Les commentateurs ne manquaient pas de souligner la preuve accablante accumulée contre lui.
Pauvre Maurès, il devait vivre un bien mauvais quart d’heure.
Je l’imaginais inquiet dans sa mansarde du quartier d’immigrants.
Je n’avais pas encore trouvé de défense béton.
C’était foutu.
Je perdrais mon procès.
Le cabinet sombrerait dans l’opprobre.
Notre clientèle nous délaisserait.
Mon boulot et ma réputation était de ce fait en danger.
L’heure de la conférence arriva, enfin.
Je quittai le bureau.
La rue King se trouvait envahie par les badauds en voiture.
Enfin l’hôtel se trouva en vue, j’étais arrivé.
Je descendis de ma voiture.
Je m’installai au bar du Le Baron.
J’étais de bonne heure.
La salle de conférence, à ma gauche se remplissait d’homme et de femmes de tous les âges.
Ces auditeurs provenaient de tous les coins de la ville.
Je terminai mon scotch.
L’addition était plus ou moins salée.
Sans réfléchir je me joignis à la foule des spectateurs.
La portière déchira mon billet.
Ma place était dans la troisième rangée.
Je m’installai.
À ma gauche, un vieil homme guindé portait un chandail brun.
Quelqu’un croquait sans ménagement des noix, au bout de la rangée
C’était une jeune punk maigrelette de moins de vingt ans aux cheveux rouges.
À ma droite, une femme rondelette d’une quarantaine d’année était en train de lire un magazine : Dernière Heure.
À ses côtés, un homme de trente ans portait un foulard noir de poète.
Érasmus fit son entrée.
Survoltée, la foule lui donna l’ovation.
Le quidam génial débuta sa conférence.
Il exposa les bienfaits d’une attitude de lâcher-prise.
Ma voisine de gauche semblait sceptique :
»Ce pouvoir si bénéfique, ne pouvez-vous pas nous en présenter une manifestation incontestable? »
Pour toute réponse Ramus fourra la main dans sa poche.
Il y récupéra une pomme de terre.
Puis il leva son bras victorieux, le fétiche à la main.
Il délia son coude théâtralement devant l’auditoire stupéfait.
Le prestidigateur confirma qu’il allait nous remettre le germe à tour de rôle.
Nous devions le soupeser.
Puis nous devions dire ce qui nous passait par la tête, sans réfléchir.
Les premiers participants s’épanchèrent en vulgarité.
Puis, Érasmus changea de tactique.
Il déposa sa main sur l’épaule de chacun des participants de la deuxième rangée qui soupesaient la bobèche.
Ceux-ci s’épanchèrent sur leurs peines, leurs misères et leurs doutes.
Érasmus exposa ensuite la troisième rangée à la bille.
Il distribua le caillou sans imposer son contact physique, cette fois.
Il obtint des confessions, des regrets et des rêves.
Enfin, il parvint à ma hauteur.
J’étais nerveux.
Ma voisine avait avoué avoir eu une relation avec un homme de la moitié de son âge.
Érasmus déposa la caboche végétale dans ma main.
Je sentis une tension dans les épaules.
Un pli divisa mon front en deux zones équilatérales.
Érasmus me passa un commentaire:
-Là vous réfléchissez..Ah…non!
Le pli sur mon front s’approfondit d’autant plus.
J’étais vraiment confus, Je l’interrogeai….
-Quoi?
-Lâche pas la patate mon homme. Aller, laisse-toi aller, dis ce qui te pend sur le bout de la langue. Pas de réflexion!
La digue de mon entendement défonça.
Le pli de mon front s’évapora.
Je lui renvoyai la balle au bond, sans réfléchir :
-Il n’y a pas deux affaires, mais une seule. Les policiers ont appréhendé le jardinier sur les ordres du maire. L’appel anonyme qui leur a permis de retrouver la peinture provenait de quelqu’un de son entourage, peut-être même d’un de ses fils.
Le jardinier est innocent du vol, mais il a enlevé Esméralda. Il est devenu gourmand et a refusé d’exécuter la jeune héritière, alors le maire s’est vu forcé d’agir.
En déposant un tableau volé dans son appartement, il se débarrassa d’un gêneur et pût collecter une prime d »assurance sur le précieux objet.
En demandant un relevé des appels des proches du maire et du jardinier, je pourrais authentifier cette théorie et faire avancer mes affaires.
Érasmus haussa les épaules :
– Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais tu sembles aller mieux, au suivant!
Il récupéra la frite brute.
Érasmus poursuivit son manège.
Il posa dans la main de la jeune punk à ma droite.
Ma tirade me laissa bouche-bée : c’était ça le nœud qui m’avait obscurci l’esprit toute la semaine?
Cette intuition morbide que mes affaires cachaient un vaste complot?
Un sourire me traversa le visage, m’illuminant.
Pour la première fois de la journée, j’étais bien.
Le reste de la conférence me captiva.
Érasmus Colbert possédait un pouvoir fascinant.
Après la conférence, on partagea une bière.
Je lui parlai de l’oeuvre Brubakker. En réponse il me vanta les assemblages de Bendis.
Je lui demandai comment il avait découvert le pouvoir de la pomme de terre.
Il s’esclaffa et répondit :
-Ben voyons, la patate c’est rien du tout. Au mieux un fétiche, un espace vide pour le cœur et l’esprit, une page blanche.
Tu mets ce que tu veux dans la patate.
Le génie ou la magie derrière le légume, c’est toi mon pote! Maintenant, fini les énigmes!
Il me lança le germe en me criant : »à toi de jouer mon vieux. »