Pour Anik,
Le meilleur ami que j’ai
G.
Histoire de distances
-Quelle est la chose la plus romantique que vous ayez faite?
Nous vivons à une époque d’excès, de performance.
Tout ce que nous faisons est évalué, soupesé, jugé.
Pour s’élever, il faut produire, risquer, entamer, entreprendre vaincre et gagner.
Dans ce monde, je suis perdu.
Je vis seul avec mes rêves…
Je suis un grand maladroit, alors quand je me sens incapable d’atteindre mes buts je compense.
Je me mens.
Je me berce de ces instants ou ma pensée et à mon imaginaire ont plus de crédit pour moi que la réalité.
Les histoires que j’écris en secret deviennent le sel de ma vie.
En conséquence j’y investis la valeur que certains accordent à leurs épousailles.
Aimer c’est penser autant qu’agir, non?
Comment, dans ces circonstances répondre à cette question.
Qu’est-ce que plus?
Est-ce que je vais quantifier mon audace ou mon ressenti?
À la fin, qu’est-ce que mes fabioles littéraires valent dans un monde qui ne jure que par le concret?
Je ne connais rien de nouveau quant à cette routine qu’est l’amour en temps réel.
J’ignore jusqu’à cette passion qui dévore les corps.
La valeur de ce que j’ai à contribuer est bien mince.
Puisqu’on fait appel à mon histoire, je dois me mouiller.
Laissez-moi vous partager ce qui m’a brulé le plus de vivre.
Ces souvenirs sont des moments de ma vie que j’ai cru irréels et fils de scripts.
Depuis leur avènement ces pensées et ces mémoires forgent les vues de mon imagination.
Est-ce que je partage ici mes meilleurs moments?
Une partie de moi en doute fort.
Mon esprit a une tournure tragique.
Je confonds souvent la tristesse et la beauté.
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Tout débute avec la rencontre d’une amie de longue date avec qui j’entretenais un rapport diffus.
Je lui ai remis des roses noires.
Je voulais la remercier pour ces quinze ans passées à méditer mes confessions.
Je voulais redevenir son ami.
La première fois que je l’avais vue, j’étais âgé de 16 ans.
C’était l’automne de mon enfance.
Les jours se suivaient et se ressemblaient, pénétrés par mes idées noires.
Je naviguais sans capitaine, guidé par la profondeur mon désespoir.
L’école était comme une prison.
Ma sensibilité ne s’accommodait pas de la présence des autres adolescents qui se moquaient parfois de mes frasques bénignes.
De temps en temps je cédais à la tentation de l’évitement et j’oubliais de prendre l’autobus.
Libéré, je profitais des largesses du matin.
J’errais dans mon quartier natal, déambulant sur la rue Monselet entre les rues Leblanc et London.
J’ai croisé Lili-Rose pour la première fois au coin du boulevard Saint-Vital.
Je croyais qu’elle attendait le bus 43.
C’était une fille famélique, maigrichonne, filiforme.
Je pourrais en rajouter.
Ses cheveux noirs exsudaient le peroxyde.
Son maquillage m’intriguait. Elle portait du violet sur les paupières.
Son visage était celui d’un nouveau-né, lisse et épargné par la vie.
Elle devait être en secondaire 2 tout au plus. Elle portait des souliers de plastique transparents avec des talons en plateforme.
Chaque pas menaçait son équilibre, ce qui la gardait sur le qui-vive.
Je trouvais ça drôle, bizarre, mais je n’en ai pas fait de cas.
J’aurais peut-être dû.
Les filles de mon école m’intimidaient.
Comme une telle nervosité a un prix, j’entretenais peu de relations avec celles-ci.
À l’époque, j’étais encore plus à vif et impoli qu’aujourd’hui.
Étrangement, mon visage fermé forgé par l’air bête de mon âme, ne l’intimida pas.
Elle me salua avec confiance.
Sa voix chevrotait bien un peu.
Je m’en inquiétait.
Elle ne mentionna très tôt qu’elle avait peu dormi. Ça abimait ses cordes vocales.
Aujourd’hui la plupart des adolescents vous parlent de musique, de jeux vidéo, de leurs amis ou de leurs problèmes.
Lili-Rose, pour une raison que j’ignore me présenta plutôt son livre.
C’était l’épreuve des hommes blancs de Pierre Boulle.
La couverture du pavé était déchirée.
La jeune bouquiniste avait déniché sa copie dans le fumoir du salon de quilles.
Le feuillet taqué s’y mourrait, orphelin à coté d’un paquet de du Maurier.
Elle me demanda ce que lisais et je lui répondis : Michael Moorcock…
Son visage fendit en deux (que ses lèvres pouvaient être accueillantes), le nom l’amusait.
Lili-Rose possédait un sens de l’humour salace.
Elle aimait aussi parler sans arrêt.
Elle se fit un devoir de me raconter L’épreuve des hommes blancs.
Sa voix semblait se réchauffer chaque fois qu’elle mentionnait Moktuy.
Je réalise pleinement aujourd’hui que Lili-Rose s’identifiait à Marie-Helen.
Elle était une rescapée du désastre elle rêvait d’un exil doux avec l’homme de sa vie.
Elle me demanda si j’allais à l’école et je lui avouai que j’étais en rupture de bans.
L’expression l’amusa.
Elle m’interrogea sur la signification de l’idiôme.
Elle m’avoua ensuite qu’elle n’allait plus du tout à l’école.
Cette confidence excita ma convoitise.
Lili-Rose était à mes yeux la fille la plus intéressante de l’univers.
Enfin, rassasiée d’expansion, la jeune pimpante m’annonça son désir de me quitter.
Elle vérifia sa montre :
-Peux-tu revenir la semaine prochaine
J’acceptai de bon cœur.
Une voiture sport noire aux vitres teintées s’arrêta sur le coin de rue et Lili-Rose s’y engouffra.
Elle me transmit un petit signe de la main, parfait et délicat.
Ce fut le début d’une période d’échanges fertiles entre nous.
Chaque jeudi je faisais l’école buissonnière.
Je la rejoignais au coin de Saint-Vital et Monselet.
Je lui parlais de La forteresse de la perle, de Stormbringer et du Navigateur sur les mers du destin.
Elle me racontait Le Pont sur la rivière Kwai, la Planète des singes et Miroitements.
Elle était une conteuse hors pair et parfois, au milieu de ses récits, elle pleurait.
Moi aussi j’avais le motton.
Une seule chose m’inquiétait.
Parfois mon amie avait des bleus sur les bras.
Je remarquais aussi de temps en temps sous son mascara un œil amoché.
Elle ne me révélait jamais pourquoi.
Chaque semaine la voiture sport passait la chercher.
Lili-Rose en était de plus en plus terrorisée.
Pourtant, je ne me questionnais jamais sur les jupes courtes ou des camisoles échancrées qu’elle portait.
Je pensais qu’une fille de 14 ans était simplement un animal étrange.
Lili-Rose était simplement différente.
Je m’aveuglais.
Parce que j’étais tout à fait rassasié par ses histoires.
Lili-Rose avait ce don de rendre l’émotion et elle me captivait.
En fait, chaque mot d’elle me conquerrait.
L’école ne m’offrait rien de positif.
Mes parents étaient trop accaparés par leurs responsabilités pour en percer le voile et me rejoindre.
Mais Lili-Rose, la décrocheuse délicate et torturée du boulevard Saint-Vital me comprenait, m’écoutait, me rejoignait.
Pour la remercier, je m’étais mis à écrire mille strophes de mille vers chacun, espérant lui rendre ce cadeau de l’amour littéraire.
Elle ne le savait pas.
Elle venait de changer ma vie.
Les choses prirent une tournure définitive la première semaine de mai.
Il faisait beau.
Lili-Rose m’avait donné rendez-vous au parc Pilon un jeudi soir.
Je me suis présenté un un poème une demi-heure à l’avance.
Je tremblais de peur.
Lili-Rose ne s’est pas présentée au rendez-vous, mais j’ai aperçu la voiture sport noire et je l’ai filée.
J’ai suivi la voiture noire qui glissa de coin de rue en coin de rue.
Elle se gara au motel l’Étoile.
Mon instinct me souffla que mon amie s’y trouvait.
Je devais attendre mon heure,
J’y pénétrai lorsque la voiture noire s’absentait.
Je retournai chez moi, satisfait par sa résolution.
Le lendemain, sur l’heure du diner, je suis retourné sur les lieux.
J’aimerais vous dire ce que j’y ai vu, mais j’ai grand peine à m’en souvenir.
Le choc fut pour moi trop grand.
J’ai cogné à chaque chambre, trouvant derrière chacune de celles-ci une enfance labourée par l’avarice et la concupiscence.
On aurait pu croire que mon arrivée ait pu éveiller quelque proxénète jaloux, mais il n’en fut rien.
Derrière la porte de la chambre 47, j’ai trouvé Lili-Rose.
Elle portait des jeans et un t-shirt.
Aussitôt qu’elle me vit, elle se réfugia sur son lit, dos à moi.
Je ne sais pas si je lui ai posé des questions, si je l’ai jugée.
J’ai tout de suite su qu’elle n’était pas réellement libre de son corps, de ses mouvements, de sa vie.
Je ne me souviens même pas lui avoir dit bonjour.
J’ai le souvenir de lui avoir déclaré mon amour, un poème à la main.
J’avais l’air grave, comme si mes paroles étaient un motif inculpation.
Assise comme un pantin, elle restait immobile sur son lit.
Elle fixait la fenêtre, comme pétrifiée devant la responsabilité d’expliquer sa situation.
Ses cheveux clairs avaient pris quelques plis funèbres.
Puis quand tout fut dit, j’eus cette impulsion soudaine.
Je sautai sur sa couche.
Comme ça, pour l’amuser, pour la chatouiller, comme n’importe quel enfant fait avec sa sœur.
Je l’attrapai et la torturai en frottant mon index et mon majeur sur ses flancs.
Nous roulâmes sur le lit quasiment enlacés.
Elle rit et je sus que j’avais bien fait.
La tension se dissipait.
Elle oubliait le poids de son esclavage.
Un frisson de désir passa entre nous.
Je la regardai.
Son regard brumeux appelait mes confidences.
Il y eut un moment de reconnaissance entre nous.
Ce fut un moment affolant, complice et titillant.
Sur le bord du gouffre, les victimes solitaires du vide se reconnaissent.
Elle hocha du chef, refusant de rester dans cette ambigüité.
Je me retirai du lit.
Ensuite elle soupira, lasse et désespérée.
Elle s’étendit de tout son long.
Je déposai mes pieds sur ses chevilles.
Elle s’assoupit.
Sans l’éveiller, je suis sorti du motel.
J’ai foncé droit sur une cabine téléphonique.
J’ai appelé la police pour leur signaler la présence d’une demi-douzaine de fugueuses mineures au motel l’étoile.
Le lendemain les journaux révélaient à pleine pages l’histoire sordide de Lili-Rose.
Les journalistes se flattaient de savoir qu’elle serait transférée dans une école privée de St-Sauveur.
Ils ne réalisaient pas que cette nouvelle abattait mes espoirs.
Vous me demandez pourquoi c’est romantique?
Pour vous une histoire romantique doit finir par le couple, mais ça c’est tout à fait nouveau.
Le romantisme a été inventé par des riches écrasés par leurs obligations, des gens comme moi qui voulaient croire un rêve exaltant plutôt que de se laisser mourir dans la réalité.
J’aime penser que j’ai sauvé Lili-Rose.
J’aime penser qu’une petite part de son bonheur m’appartient.
J’aime rêver qu’elle est mon amie.
Oui, l’histoire a bien fini.
Cette histoire est romantique parce que je n’ai jamais connu ses lèvres, je n’ai jamais été son amant ou son fiancé et pourtant elle m’a changé.
Ce qui est romantique, c’est ce qui vous transforme, le souvenir d’un autre qui vous a marqué, que vous espérez avoir marqué de même.
Tout simplement.