Pour Eve Bonin,
En compensation pour des commentaires
Indignes et injustes
Sur sa personne.
En souhaitant que tu me pardonnes.
G.
———————————————
Un courtier d’amitié
Par Guillaume Levasseur
C’est en haut du mont Gosford que Steve s’était épris des épices pécuniaires de la vie. C’était un vendredi, un jour d’orage. Le jeune étudiant en sciences humaines était sauté dans sa voiture et avait pris la clef des champs. Il avait longuement oeillé la voiture devant le garage. Puis il avait saisi le trousseau. Les clés de la jetta se trouvaient sur le comptoir. Steve les serra très fort, ses parents écoutaient Lance et compte en dodelinant du chef, rien de bien nouveau se profilait dans l’horizon.
Steve avait soupiré de dépit sans le vouloir. Il trouvait l’enfermement volontaire qui sévissait dans les banlieues si moche qu’il en oubliait presque son propre enfermement dans le système scolaire québecois.
Rien n’y faisait. Steve, que tout le monde croyait anarchiste, était secrètement un collabo. Chaque obligation bradée de peur que ses parents lui avaient transmis s’était imprimée dans son âme comme des lignes de code en C. Il se trouvait programmé pour l’échec et incapable de suivre ses passions. Chaque fois qu’une émotion vraie montait en lui il la réprimait brutalement, apeuré par l’idée de l’échec et du rejet.
C’était toujours ainsi. Il avait beau trouver le courage de faire un pas dans la direction de son cœur, sa tête le faisait toujours reculer de deux pas.
Tiens, il suffisait de penser à la première fois qu’il avait osé toucher à l’art.
Dans sa classe d’archéologie il y avait cette fille aux cheveux fous, libre comme l’air et volante. Une grano, une hippie, une chatte sauvage.
Ce jour de pluie ou Steve devait écrire une dissertation sur Flaubert, un flash, non deux avaient éructé. Une révélation d’un intellect que Steve ne connaissait pas.
Du coup, Steve s’était trouvé maître de deux secrets. Le premier était que le narrateur avait deux incarnations dans Madame Bovary. Au premier chapitre le narrateur était présent, à la première personne et dans le reste du roman il était omniscient et à la troisième personne. Pourquoi l’avait-il remarqué et comment? Il n’en avait cure, et pourtant cette révélation était comme un trésor divin. Un intellectuel sorti de nulle part.
La seconde était qu’il fallait écrire pour cette fille dans sa classe. Un poème, pourquoi? Pour la charmer, pour exalter sa beauté, pour identifier un truc? Steve ne le savait pas.
En fait Steve ne le saurait jamais. Car à la minute où il avait fait part de son projet à son ami Mathieu, celui-ci lui avait dit que l’objet de ses affections était le mauvais.
Il lui avait conseillé d‘écrire à Marie-Hélène, une fille bien proprette de bonne famille qui vivait sans complexe dans les bornes liminaires du naufrage consumériste.
Et lui, bon élève, s’était borné à hocher de la tête. Comme si son élan n’avait aucune valeur en la matière.
De toute façon, c’ était absolument impossible d’assumer ces mots qu’il allait écrire. Il fallait se cacher. Un garçon ne s’éprend pas de la sorte de ses sentiments. Et c’est de cette façon que Steve avait vécu son art. Comme un secret mal dégrossi et adressé à la mauvaise personne.
De peur de se voir rejeté par la voyageuse sauvage aux cheveux fou, il s’était empressé de se déclarer aux filles proprettes esclaves du quotidien.
Il avait perdu en chemin la capacité d’attendre et de goûter aux plaisir de l’inconnu.
Lui qui possédait tous les talents, s’était condamné à la médiocrité. Et pourquoi? Pour sauvegarder un mirage qui n’avait rien à voir avec lui.
Ses amis avaient beau lui dire de se choisir, sa mère insister sur sa beauté intérieure, il ne pouvait pas le voir ni en jouir de quelque manière que ce soit.
La chatte sauvage était partie quelque part avec la plus belle partie de son cœur.
Et lui déshérité se trouvait seul face à la vie.