Avertissement: ce conte est la peinture d’un personnage créé à l’aide du réel, mais sans obligation de fidélité. Toute ressemblance avec une personne réelle et toute différence est une interprétation. La réalité de la personne lui appartient. L’artiste capture certaines choses, choisit une vision et construit sa toile.
Le front commun
Un texte écrit
par Jacques Leduc
C’est une enfant blonde et pure comme le tonnerre. Autour d’elle tout est électrique, on sent monter dans l’air un climat propice aux détonations sans avertissement de foudre. Ses silences ont une texture épaisse et sucrée. Son cerveau bout constamment de milles idées. Ses paroles sont ruminées longtemps. La perfection du sirop est recherchée pour chaque personne voulant s’y abreuver.
‘’Ne laissons pas la vie nous mettre à genou.’’
Chaque fois c’est immanquable, elle a toujours un mot positif pour moi. Elle m’admire et me craint en même temps. Elle se nourrit de mille questions à mon sujet. Si je suis comme elle, c’est que j’ai ce don de voir derrière le masque des gens des vagues, des courants, des secrets. Est-ce que je connais ce tourment qu’elle refuse de céder au monde par orgueil? Et si oui, est-ce que je vais en respecter le poids?
Nous tablons ensemble sur des plans ambitieux. Organiser nos membres, piqueter sans arrêt, revendiquer jusqu’à ce que l’employeur plie. Nous sommes les deux colériques et explosifs, brusques et directs : revendicateurs. Quand nous étions petits, un de nos parents a été forcé de plier pour nous là où l’autre était impuissant. Depuis nous nous gorgeons de ce pouvoir et l’appliquons sans arrêt à notre vie. Je suis empereur, elle est reine et nous nous attendons à ce que le monde suive.
Mais le monde se refuse la plupart du temps à nos caprices et nous vivons la solitude des ambitieux. Tout deux monarques se voyant refuser la chance de régner sans partage, nous avons erré chacun sans but ni direction : prisonniers du salon. Jusqu’au jour où nous avons choisi de tourner nos cœurs vers les victimes, les petits, les exploités.
Je me suis retrouvé à la CSN, toi à la FTQ. Tu rêvais de devenir avocate, de travailler à l’international, mais tu n’avais pas les notes. Moi j’avais les notes, mais trop de talent pour mon propre bien. Je ne connaissais pas la valeur du travail et je ne trouvais pas de valeur dans les règles des autres. Mon talent est de tout organiser sans effort, tout classer, alors pourquoi laisser quiconque empiéter dessus?
Comme je le dis tout le temps. J’étais jeune et stupide. Mais c’est toujours plus facile de juger de ses actes vingt ou trente ans plus tard. Tu es devenue conseillère syndicale dans le domaine de la santé, moi j’ai reçu le mandat des relations inter-centrales et de la stratégie. C’était la belle époque, celle des gains et du front commun. Il y avait beaucoup de travail à faire pour sortir le Québec du Moyen-Âge.
Les américains et les britanniques s’étaient abreuvés de nos ressources sans payer la juste part à la populace. La Gaspésie venait tout juste de s’électrifier, à Montréal on s’éveillait de plus en plus, conscients qu’il était possible de casser la mainmise de l’anglais sur la ville.
J’avais plus d’une fois vécu du doute. J’étais ce genre de personne qui pique sans arrêt et dont le cerveau travaille sans relâche. Parfois je retournais ce pic bois sur moi et je m’émiettais moi-même. Mais pas longtemps. Entre deux grèves de professeurs je venais te voir, tu me disais un mot, des fois deux et je partais avec une clé qui ouvrait des portes. J’allais mieux, chaque fois.
Ton mari était l’homme le plus gentil et le plus serviable du monde, un vrai saint. Tu l’adorais. Il ne comprenait pas toujours parfaitement pourquoi tu étais si sauvage, bien qu’il connusse ton histoire comme personne. C’était réconfortant pour toi de voir que d’autres personnes que lui t’appréciaient.
Tu as toujours eu une soif de reconnaissance sans limites. Une curiosité aussi qui te pousse à explorer des avenues que d’autres n’oseraient pas regarder en face. Ta force est de toujours faire face à ces écueils avec courage et sans cligner de l’œil.
J’ai toujours osé plus dire les choses que toi, mais toi tu as toujours eu plus de courage en action, plus de constance aussi.
Te souviens-tu quand je travaillais pour la compagnie d’assurances comme vendeur? Tu m’as vertement critiqué. Toujours, tu es restée fidèle aux idéaux de la justice et de l’égalité. Tu n’as jamais vu de contradiction à porter une vison pour autant. Par contre de travailler en assurance, c’était pas Kasher et tu me l’as dit directement. Tu as toujours bien lu en moi cette tentation du pouvoir et de l’avidité et pour cause, toi-même tu en as été bien souvent la victime.
‘’Ne laissons pas la vie nous mettre à genou.’’
Je lève la tête, tu viens de lancer cette sentence aux troupes, ne jamais céder, ne jamais laisser la vie décider pour nous de ce que nous serons : oser la résistance.
Nous sommes en 1972, tes mots vont résonner partout au Québec, changer pour toujours la vie de milliers d’employés du secteur public. C’est comme ça que tout le monde se souviendra de toi. Mais moi ce dont je me souviendrai, c’est de comment ces mots ont ouvert mon coeur.
Et que dans l’effort j’y ai trouvé une force que je ne connaissais pas. Celle de dire je t’aime. D’autres mots qui allaient me changer pour toujours.
Écrit à Sherbrooke le 2 mars 2021 suite à la contribution de Victoria. Tu comptes parmi les personnes dont le silence et les paroles me touchent beaucoup. Merci. G.