L’immortalité
Suite de L’aubade de Richard
La première fois que j’ai su que j’étais différent, j’étais à la cour du roi des roi : Hammourabi, premier roi à écrire ses lois sur des tablettes. J’étais l’un de ces gardiens depuis plus d’une dizaine d’années. D’une famille aristocrate j’étais le premier. J’avais reçu l’insigne honneur de protéger sa majesté. Un jour un courtisan blessé au milieu d’une audience sortit un couteau. Je me suis levé, javelot à la main. J’ai bloqué le couteau trop tard. J’ai été piqué en plein cœur et j’ai perdu connaissance. Mon sang s’écoulait, je savais que c’était la fin de ma vie. J’ai mis ma confiance dans le peseur d’âme, je savais ou je me dirigeais : la plaine de fugue. C’était la fin pour moi. J’ai rouvert les yeux, mais je n’étais pas dans ce royaume de la vie après la vie que votre bible appelle le paraclet. J’étais plutôt dans la case d’un homme étrange: des bandages partout et des liquides, la fange. On y trouvait aussi des entrailles déposées dans des coffres, on allait me momifier méthode égyptienne. Je me suis levé et je suis sorti. Depuis chaque fois que mon coeur doit céder. Chaque fois que la mort devrait m’appeler, me libérer, m’entraîner vers ce monde inconnu qui vous fait si peur et que j’envie tant. Je sais que je me réveillerai le lendemain et que je devrai ramper à l’extérieur de la morgue à nouveau.
Qu’est-ce qu’on fait quand on est mort? Qu’est-ce qu’on fait quand nos parents nous regardent et ne croient pas qu’on est là? Qu’est-ce qu’on fait quand notre employeur veut nous jeter en prison parce qu’il pense qu’on est un fraudeur qui veut collecter l’assurance. Qu’est-ce qu’on fait quand au milieu des cendres de cette église ou mes confrères avides de liberté sont morts à cause du vieux bruleau : Colborne le salaud, on s’éveille. Qu’est-ce qu’on fait quand on réalise en Australie que tous nos amis sont morts de vieillesse ou sont revenus ici dans cet endroit que j’aime?
Tu vas me demander, comment, mais pourquoi?
Parce qu’un jour je voulais mourir et on m’avait dit qu’au bout de la mer il y avait un gouffre Richard. Il y avait un gouffre et que quand je m’y rendrais je tomberais dedans. Et à ce moment là, dans le vide intersidéral, je trouverais une dimension qui ressemblerait à l’après-vie. Mais, sais-tu où j’ai abouti? À Mexico, à la cour des Aztèques. Quetzalcoatl qu’ils m’ont appelé, le grand serpent. J’ai été honoré, j’étais différent. Un beau moment dans ma vie, pouvoir vivre ouvertement ma différence, mon immortalité avec des gens Mais éventuellement, 70 ans, 100 ans, 120 ans passent, tu commences à avoir des fourmis dans les jambes. Tu veux aller voir ailleurs. J’ai retiré mes atours, je suis parti sans les avertir. Ne sachant pas comment plus tard le mythe de Quetzalcoatl serait funeste pour mes congénères Aztèques. Parce que plus tard Cortès allait voler mon identité. Ma vie est celle là, Richard. Chaque fois que je pars quelqu’un usurpe mon identité. Parce que chaque fois que je pars quelqu’un usurpe mon identité. Qui a dit que l’histoire a été écrite par les gagnants, Richard?
Par la suite, explorer l’Amérique du nord, cette terre en friche de civilisations enracinées. Ce qui était merveilleux pour moi. Tellement fascinant de devenir colporteur et transporter de tribu en tribu des biens. Leur réseau de commerce était fantastique, presque, je veux dire inhumain, mais. Les histoires dans vos livres sont écrites par des gens bien trop mortels qui vont parler de mondialisation des échanges alors que depuis longtemps des réseaux de troc et d’échanges existent sur des milliers de kilomètres. J’aimais beaucoup cette civilisation précolombienne bigarrée, différente, violente aussi. Je m’y retrouvais beaucoup plus. Tout se passait rapidement, les gens ne me posaient pas de question parce que la vie était connectée à la nature. Il n’y avait pas d’histoire écrite pour fixer la réalité et le temps et de fait mon âge n’existait plus. Je pouvais vivre mon éternité beaucoup plus facilement.
Tu vas me dire, es-tu certain? En effet, je peux donner des préférences quant aux lieux ou je me sentais mieux mais toujours j’étais à l’écart, unique, observateur. Même quand je participais aux guerres, je savais que je survivrais. L’enjeux, non qu’il m’importais peu, ne me concernait pas pleinement. Parfois dans des moments critiques je savais des personnes. D’autres fois je les laissais mourir. J’étais toujours triste. J’étais toujours triste de ne pas pouvoir connaître la mort et triste de ne pas pouvoir garder ces gens à qui je m’attachais. Plusieurs fois des femme me regardèrent avec l’intention, le projet d’écrire avec nos corps.
Je ne savais pas m’y abandonner. Parce qu’à Athène j’avais été père plusieurs fois, roi de l’agora et fertilisateur du gynécée. Mes enfants sont tous morts très jeune et rarement ma progéniture s’enracinait ou que ce soit. Je n’étais pas prêt à revivre ce drame.
Éventuellement, les choses étant ce qu’elles sont, la civilisation de l’Europe s’est mise à empiéter de plus en plus sur mes amis, sur leur territoire et sur leur ressources. Une guerre sauvage et sans merci se profilait à l’horizon. Soudainement la couleur de ma peau était très suspecte.
Mais pas pour tous, mais considéré suspect juste assez. Vous savez y a eu Étienne Brûlé y en a eu d’autres qui ont traversé les frontières, vécu comme l’autre. Parce qu’une civilisation est jamais blanche, jamais brune, jamais jaune, jamais d’une seule couleur. Quand j’étais à Rome, Septième Sévère savez-vous à qui il ressemblait. Il ressemblait à qui vous pensez : Il ressemblait à Zidane, il ressemblait à Abdel Khader et il ressemblait à Saddam et il était l’empereur d’occident.
Mais dans mon cas, il y avait quelque chose de marqué Soudainement on se posait plus de questions. Je ressemblais trop aux nouveaux arrivants. J’ai dû prendre une décision difficile. Je suis devenu carabinier pour l’armée française dans le régiment de Carignan Salières. Ils se demandaient pourquoi je parlais français. Quand tu connais le latin sur le bout de tes doigts tu peux apprendre bien des langues facilement. Du jour au lendemain ceux qui étaient mes amis sont devenus mes ennemis, je me suis mis à les capturer, les tuer et faire tout ce qui devait être fait.
On m’a offert une terre dans la vallée du Richelieu. Chaque fois que je pouvais acheter quelque lopin plus éloigné je me permettais de le faire, pis les générations ont passées, bercées par le fleuve, puis je me sui retrouvé à Beaulac.
C’était durant le temps de la deuxième guerre. Je ne voulais pas y aller, j’en avais assez de tuer pour les autres.. Je suis allé à une danse, je me suis trouvé une femme : c’était ta grand-mère Richard. Je me suis marié et pour la première fois depuis deux mille ans j’ai eu un enfant.
Une fille qui avait ma vigueur, mon sang : celui d’une immortelle conquérante.
Mais le sort ne m’a pas laissé la voir grandir.
Pourquoi?
Je te le dirai demain Richard. Tu es vraiment trop saoul. Vient à la maison te reposer.