Au temps qui règle bien des choses.
Mais aussi qui m’offre le loisir de garder les bons souvenirs
et moins m’enfarger dans les mauvais.
Je me souviens.
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Le camp
Il suait à profusion. Ses biceps brûlaient sans interruption mais il n’osait pas laisser tomber le bloc. Son dos le faisait souffrir, il était à bout de souffle. Il n’en était qu’à la première heure de travail. La vie d’un enfant dépendait de son obéissance, il ne pouvait se défiler.
Comme la plupart des prisonniers, Gogol avait été marqué du sceau de swastika. Le tatouage était visible sur son épaule gauche.
Cette marque dénotait sa déviance. Gogol parlait trop riche et posait trop de questions au goût du magistrarium. Il était clairement un fasciste-révolutionnaire. Pour se débarrasser de lui, on l’avait envoyé au camp de Berri-Uquam d’où personne ne revenait vivant.
Affecté aux travaux lourds depuis un mois, il avait perdu une soixantaine de livres. On le nourrissait une fois par jour d’une soupe de navets et de choux mélangée avec du sel et de l’eau à peine potable.
Plusieurs fois il avait refusé de coopérer avec les gardiens du camp. On l’électrouctait, on le fouettait, on lui mettait des sangsues sur la peau, mais il ne réagissait pas. Il criait, souffrait, puis on le laissait dormir par terre et c’était tout.
Puis un jour le docteur Jesa avait fait son entrée avec un enfant. Du chantage, Gogol devait coopérer pour assurer la survie du garçon.
Gogol déposa sa charge dans un bac plein de blocs de granit. Le gardien opina, satisfait :
-Bon travail sale nazi!
Gogol aurait voulu rire, mais il s’étouffa net : qui eut cru qu’un jour il serait quasiment fier d’être traîté de nazi.
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-Tabarnak Gogol, fais attention tu veux!
Steve possédait ce langage cru des Kébecs, le peuple habitant les trois coquillages de terre sis au bout de la Sainlo, cette rivière que Gogol remontait seul par défi et ennui.
Steve était grand, beau et fort, portait une barbe et se passionnait pour tout ce qui était esthétique : la littérature, les objets du design, les amoncellements de débris.
Gogol qui était un brin plus malhabile et bègue l’enviait beaucoup. C’était étrange pour lui de passer du temps avec un tel homme.
Toute sa vie, Gogol l’avait vécue enfermée dans sa maison, jusqu’au jour où les circonstances l’avaient forcé à l’extérieur.
Il ne tirait aucune fierté d’avoir enfin échappé à sa caverne : il y avait été poussé par des circonstances tragiques et inévitables. Gogol n’en parlait jamais, mais on sentait le poids de la mort et du regret dans ses yeux quand le souvenir remontait à la surface.
-Get out of it Gogol, faut remonter ce mat et pas demain!
Steve était un bourreau de travail. Gogol appréciait beaucoup sa hardiesse et son engagement.
Les deux hommes partageaient Le Don Quichote, un voilier de bois construit peu après l’hégire de l’humanité.
Le bateau ressemblait à une bicoque Thaï. Les deux hommes s’étaient partagés les tâches.
Steve s’occupait principalement du mat de la poupe et Gogol du mat de la proue. Les deux hommes parlaient peu.
Steve était mécanicien et colporteur : un mercantile et un manuel. Gogol était un éclaireur et un intello. Les deux se complétaient bien :
-Faque Gogol, parle moi de ta famille. Tu veux? Je suis fatigué d’’endendre tes poémes.
Gogol s’irritait chaque fois que Steve manquait une référence littéraire
-Ce ne sont pas des poèmes, ce sont les soliloques de Proust sur les brioches.
Gogol évitait les sujets de nature personnelle comme la peste. Il ne voulait surtout pas que la nouvelle humanité apprenne le rôle qu’il avait joué dans l’apocalypse.
Il préférait jouer à l’orphelin et au poète maudit que de révéler sa vraie nature, mais Steve était plus insistant que la moyenne des gens alors Gogol finissait toujours par lui dire :
-J’ai été élevé par la tribu Steve, rien a dire.
Steve haussait chaque fois les épaules :
-Moi aussi man! Mais maintenant j’ai une famille et une femme.
Gogol était très curieux de la famille de Steve. Celui-ci aimait beaucoup parler de ses deux enfants et de sa femme, de leur quotidien, de leurs joies et de leurs peines.
Pour Gogol qui avait été le dernier enfant éprouvette à naître avant la fin du monde, ces récits familiaux étaient extrêmement réconfortants. Gogol rêvait secrètement de venir d’une telle famille et d’un jour être père lui-même.
Steve lui tendit une photo ou on trouvait sa femme Braun, son fils Dex et sa fille Dixi.
*****
Le garçon qui cautionnait son obéissance était Dex. Gogol le réalisa lorsque le gardien lui fit prendre son troisième bloc de granit de la journée. Il eut une pensée pour Steve que Braun ne reverrait jamais. Braun, cette jeune femme blonde qui avait perdu son mari à cause lui, parce qu’il était lâche et timoré.
Il rougit de honte. Toute sa vie il l’avait vécue dans la sécurité en se disant que c’était parce qu’il était ordinaire, mais en réalité il était poltron et mou.
Il supportait mal le stress, mais surtout il avait peur de faire des erreurs. Cette peur l’habitait tellement qu’elle le poussait à faire de plus en plus d’erreurs d’inattention. Il en rageait. Le père de cet enfant aurait pu vivre.
-Plus vite connard de fasciste!
Gogol avait résolu de sauver Dex.
Mais comment allait-il pouvoir distraire le garde et se saisir de la pelle sise sur la moquette rouge à l’effigie de François Legault?
Écrit au Canadian Tire et à la maison le 8 avril 2021