Pour Fonseca, Mayorga et Borge.
Est-ce que vous pleurez quand vous voyez ce qu’Ortega fait
Avec le pays?
G.
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L’avarice du père
Carlos lit la dernière ligne de la lettre avec exaspération.
-J’aimerais bien lire ton roman un jour.
Carlos haussa les épaules. Qu’est-ce que cette requête avait à voir avec la vie? C’était comme si la personne voulait louer son talent pour occuper un rêve qui n’avait rien à voir avec lui.
N’était-il pas assez transparent dans son écriture? Un roman de lui serait tout à fait semblable aux lettres qu’il lui envoyait depuis dix ans.
Mais Serranna était ainsi. Elle évaluait tout sous l’égide de la réussite sociale. Il fallait confirmer ce talent, cette profondeur, ce ressenti que Carlos avait imprimé dans son cœur.
L’écriture Carlos était une espèce de bouffée d’air frais. Trop de gens vivaient en mal d’amour et voulaient se gaver de rêve pour y surseoir. Ce genre de service leur donnait à rêver une meilleure vie. Si Carlos devenait écrivain, le monde ne serait-il pas meilleur de ce fait?
Mais en réalité Carlos ne cherchait point cette reconnaissance. Elle était dénuée pour lui de toute valeur intrinsèque. Quand il se mettait à écrire dans le but d’être publié, il perdait constamment son souffle essentiel.
Ce qui parlait à Carlos, c’était beaucoup plus le soleil qui se levait le matin, les arbres qui frétillaient le midi et la lune qui caressait l’onde noire le soir.
Il y avait des projets aussi, une organisation clandestine, les rues bossées et nues d’Esteli. Il était membre d’une famille et leur devait beaucoup : ses parents, ses frères, ses cousins. Il fallait travailler sans cesse dans des fermes, traire des vaches, raser des moutons, tout ça pour pas de salaire ou bien si vous voulez bien pour une carafe de lait, un peu de viande, des fèves récoltées à même le champ.
Pendant ce temps les gardes nationaux paradaient dans la ville, leurs M-16 rutilantes étaient des passe-partout scandaleux. Combien de ses amis avaient été détroussés ou taxés par ces militaires ripoux? Combien de femmes d’Esteli s’étaient vendues pour répondre aux exigences de ce cartel militaire? Il ne savait pas du tout.
Tout ce qu’il savait c’est qu’il brûlait de rage depuis la nuit du 4 novembre. Il avait trouvé un garde en train de détrousser le cadavre d’une jeune fille sur le bord du portail de l’église. Il faisait nuit.
Carlos était d’un genre solitaire, même si sa famille ne pouvait s’en rendre compte. Il participait à toutes les fêtes familiales, payait son dû, se montrait disponible pour les corvées. Le père de Carlos possédait un lopin de terre situé à quatre kilomètres du centre-ville.
Il aurait voulu s’y trouver. Il aimait tant les montagnes du plateau.
La bise froide du soir mordit Carlos, il constata que la victime du garde était âgée de moins de dix ans. Elle saignait abondamment de partout. On pouvait deviner l’horreur du crime qu’elle avait subi en lisant les augures dans ce sang. Une autre victime du fusil sans pitié de la mitraille.
Un homme d’une quarantaine d’années se trouvait de l’autre côté de la rue. Il portait un débardeur turquoise, des jeans, une paire de lunettes fumées aux lentilles oranges.
Carlos ne s’en formalisa point.
Il lui jeta un regard complice. Le filet de rage passa entre eux : ils se jetèrent sur le garde sans réfléchir. Le soldat n’eut pas le temps de réagir. Les deux assaillants se saisirent de son arme et l’abattirent sans y penser deux fois.
Ce fut la première mitraillette dérobée par Carlos.
Les nuits du jeune homme changèrent. Il ne se consacrait plus qu’à l’écriture. Il était devenu bandido et révolutionnaire. Il avait abandonné ses romans pour s’adonner à la violence et écrire des pamphlets.
Il savait qu’il ne pourrait point accomplir sa révolution seul. Il lui fallait des alliés, mais ou pourrait-il les trouver?
Il avait trouvé deux étudiants de Managua, un avant-midi, à la cantina. Il s’était confié à eux, il avait trouvé la même rage dans leur cœur. Ils avaient fondé une organisation secrète.
Chaque fois que Carlos rentrait chez lui avec les armes dérobées aux gardes nationaux, il s’interrogeait sur les motivations de Somoza. L’homme avait régné sur le pays pendant 29 ans. Il avait laissé derrière lui une grande misère, un grand vide de liberté. Pourquoi cet homme avait-il trahi sa nation? Pour l’Amérique? Par appât du gain? Pour se protéger de ces marines qui avaient vidé le drapeau du Nicaragua de toute signification?
C’était difficile pour lui de comprendre. Il voyait bien que l’argent et le travail menaient le monde. C’était une réalité incontournable. Par contre, il ne comprenait pas pourquoi certaines personnes étaient prêtes à se corrompre autant au nom de ce monstre vert.
La vie était trop précieuse, le temps trop rare pour qu’il accepte de se vouer sans réflexion à une quête éperdue de pouvoir et de vanité. Le cheffe avait eu beau protester de son amour patriotique, personne n’y croyait vraiment. Aussitôt qu’il avait pu, Somoza avait saisi le prétexte de la guerre mondiale pour se saisir du plus beau domaine du pays.
Puis, le dictateur s’était fait construire une demi douzaine de villas dans tout les coins du Nicaragua.
Pourquoi cette soif sans fin de biens? Quand on ne peut pas arrêter d’abuser des gens au nom de son ambition personnelle, comment peut-on dormir la conscience tranquille?
Carlos se demandait parfois si ces pensées n’étaient que des filins de jalousie qui pendaient dans son esprit. N’était-il pas tout aussi dépendant et avide dans sa quête de vengeance?
Mais il ne laissait jamais ce doute languir bien longtemps dans son esprit, il y avait trop de raisons de croire à la justice de sa cause.
Jamais la révolutions ne tomberait, jamais elle ne serait la proie de cette avidité qui avilit.
Jamais l’argent ou la vanité ne ferait tomber Carlos ou son organisation.
Il s’en assurerait.
Quitte à trahir ses confrères et mourir pour la cause.
Si cela s’avérait nécessaire.
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