La philosophie
https://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo-histoire/366450/et-si-platon-jugeait-notre-jugement-du-dr-turcotte
Tout commençait avec son vin provençal ou bien cette avocate bordelaise, il n’en était plus si sur. Il avait attrapé le tourni qui flottait au fond de sa coupe. Du moins il essayait de s’en convaincre. Feindre l’ébriété lui fournissait le prétexte parfait pour masquer son malaise. En fait ce qui l’éventait c’était l’irritable créature.
Daphnée Marsolais, 36 ans, le port altier d’une reine malgré son visage chérubin, racée et élancée comme une masse d’armes, (et tout aussi létale d’intelligence) martelait son enthousiasme sans merci. Il ne comprenait pas son humeur assassine. Que lui voulait-elle, sinon le forger à sa main pour lui donner une forme inoffensive. Leur souper, sur la terrasse d’un restaurant de l’Île-des-sœurs, s’avérait une épreuve douloureuse pour lui. Tout semblait les opposer : les manières (elle était pétrie des bonnes jusqu’à la moelle, il leur était étranger), les classes sociales (elle appartenait à une bourgeoisie de robe et lui à la masse des vas-nu-pieds du salaire minimum) et l’humeur (il souriait béatement et elle étrennait un rictus malin). Même le soleil de Mai conspirait contre lui: il s’était posté directement au-dessus de leur table et lui obstruait la vue. Vous pensez sûrement qu’il était déçu de ne pas atteindre le cœur de cette belle légiste : que nenni! Il se renfrognait surtout parce qu’il voulait partager ses expériences philosophiques. Elle n’en avait cure et il en perdait tout émerveillement, au point de l’exprimer vertement :
GARS-Ça ne me revient pas?
DAPHNÉE-Quoi? Mon humeur?
GARS-Non, ça je m’en accommode très bien! Ce qui m’emmerde c’est ton haut-le-cœur à la mention des philosophes…
DAPHNÉE-Oui mais….
GARS-Comme si j’étais un emmerdeur d’intello, un crâneur de première… Mais surtout ça ne me laisse pas le temps de m’expliquer. J’aime la philosophie comme la plupart des gens aiment le cinéma : pour les personnages qu’elle m’a donné. Ce que j’aime de ces personnages, c’est leur intelligence iconoclaste qui se mêle à leur obsession pour des réalités imaginaires : les concepts. Ces mecs sont de grands névrosés devant l’éternel, des bizarres qui pensent tout régler dans leur tête.
DAPHNÉE-Je ne pense pas que ce soit l’essentiel de ce qui devrait nous préoccuper… Je crois plutôt que…
GARS-Tu veux me parler de séduction, tu n’es pas la première. Kierkegaard est déjà passé par là. Soren est un drôle d’oiseau. Il utilise un pseudonyme différent pour chacun de ses écrits car il refuse de se donner authentiquement à quiconque. Il porte un complexe de l’abandon à la limite du trouble de personnalité limite. Il trippe sur Jésus et cherche à se sacrifier comme lui, alors il sabote son mariage. Jusque-là-ça semble banal, mais il en rajoute. Pour fêter le tout il écrit un journal du séducteur relatant ses expériences avec son ex. Il y dénonce le calcul derrière chacun de ses actes de séduction. À la fin il le poste à son ex. Ce que j’adore de Kierkegaard, c’est son ouverture d’esprit. Dans son ouvrage Les miettes philosophiques, il explique la théorie Socratique de la connaissance avec un sens étonnant de la vulgarisation. C’est clair et c’est net et ça été écrit par un weirdo qui voulait ‘’démolir’’ ou remplacer cette théorie, wow!
DAPHNÉE-Tu me crânes avec tout ça, on pourrait pas plutôt parler de Marguerite Duras?
Gars-Non! Michel Foucault est un conceptophage mythomane et boulimique. Son cerveau est une enflure totale et irrécupérable. Ce mec est un vrai Julian Assange des sciences humaines. T’aimes l’histoire, t’aimes les synthèses, t’aime pas te faire chier avec dix livres? Un chapitre de Foucault c’est une barre-tendre pour le cerveau : ça te bourre et t’as pas besoin d’en consommer beaucoup. Lis juste l’introduction de Surveiller et Punir : bingo tu pourrais être un guide dans un musée sur la justice d’Ancien Régime. Bon, Michel Folco traite des mêmes sujets et c’est beaucoup plus amusant, mais parfois déchiffrer le code d’un maître c’est une récompense en soi.
DAPHNÉE(en train de prendre ses cliques et ses claques)- Je pars!
GARS(s’en fout)-Saint-Thomas d’Aquin est un maniaque de la logique, tatillon et perfectionniste au cube. Si tu lis sa synthèse des tropiques d’Aristote, tu réaliseras peut-être qu’il écrit une suite de syllogismes catégoriques qui s’enchainent les uns après les autres dans une chaine ininterrompue de raisonnements. Comment quelqu’un peut écrire dans un format aussi étroit et s’y tenir sans se fatiguer? Dany Lafferière ne pourrait qu’en convenir : Saint-Thomas est un nègre de la raison, il s’en donne à cœur joie et ne semble jamais s’épuiser.
DAPHNÉE-Adieu Rodrigue! Je te souhaite bien du plaisir avec tes livres poussiéreux!
GARS- Oui oui…..Je suis tombé dans la philosophie comme on part en exil, sans vraiment le décider, contraint par la vie adulte et par le temps qui ne s’interrompt jamais. En bon garçon institutionnalisé, je suis resté à l’école parce que je ne connaissais rien d’autre. Au départ, l’étrangeté abstraite de la pensée philosophique m’a heurté le cerveau comme un corps étranger. Du coup j’ai eu peur de ses grands maîtres de la raison et j’ai voulu les rejeter en bloc. Puis, je me suis mis à comprendre certains de leurs propos et des sillons se sont creusés dans mon cerveau. J’y ai planté mes interrogations et plus tard j’en ai récolté des raisonnements étonnants. Démêler tout ça a été un grand cadeau de la vie. Certaines personnes se passionnent pour les cubes rubik, les énigmes ou les mots-croisés, moi il m’arrive de perde mon temps à aligner la pensée de Kant et Hume dans ma tête…. C’est inoffensif et ça me fait travailler les méninges, c’est tout.