Pour Val
qui m’a donné la plus belle évaluation de ma vie.
===============================
Un val de bombes
Elle avait grandi les bas-quartiers du faubourg de Lytkarino, dans la région de Moscou. Grandir dans la Russie postsoviétique comportait son lot de défis pour la fille de deux anciens membres du parti communiste. Ses parents étaient tous deux avocats retraités. Ils étaient ternes, obtus, stricts, dogmatiques, autoritaires et entêtés. Son parcours avait été tracé dès l’enfance. Tout de suite après la chute de Gorbatchev, on l’avait retirée de l’école publique à 9 ans. Ses parents l’avaient inscrite dans une académie gérée par une kyrielle d’anciens doctorants de l’Université d’état de Moscou. L’étiquette de l’école était empreinte de traditions soviétiques. On chantait chaque matin l’ancien hymne national de l’URSS et des chansons du répertoire du chœur de l’armée rouge. Tous les étudiants étaient tenus de se donner du »tovaritch ». À l’âge de 10 ans, Isabeau avait récité par cœur un court extrait de l’ouvrage de Lénine : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. À 11 ans elle pouvait réciter le préambule de La déclaration des droits de l’homme et du citoyen (dans un français parfait). À l’âge de 12 ans elle pouvait expliquer l’exploitation des classes ouvrières et la notion de plus value tel que Marx l’avait abordée dans Le capital. À son anniversaire de 15 ans on lui avait donné un ouvrage de Vygotsky : Théories des émotions. On s’attendait à ce qu’elle lise le livre, gobe tout ça et devienne à 18 ans à son tour membre du parti. Après ça elle aiderait à renverser ce traître ivrogne de Ieltsine et son premier ministre le terne Tchernomyrdine.
Quand le gouvernement corrompu des oligarques tomberait, elle deviendrait comme ses parents une fonctionnaire au service de la révolution prolétaire. Mais les parents d’Isabeau n’avaient pas pris en compte le caractère rebelle de leur fille.
Elle avait choisi de relever le défi de leur obstination en vivant une révolte sans compromis. Tout avait commencé quand sa cousine acheté pour son quinzième anniversaire un disque de Rage against the machine Isabeau avait tout de suite apprécié la vulgarité des paroles de Know your enemy :
Fight the war, fuck the norm
Now I got no patience
So sick of complacence
Le lendemain de son anniversaire, elle s’éclipsa en après-midi chez sa cousine qui lui avait proposé de teindre les cheveux en rouge. La semaine suivant cette teinture, ses parents lui firent raser la tête. Isabeau ne baissa pas les bras. Elle garda ses cheveux courts et s’acheta un paire de doc Martens mauves qui lui montaient aux genoux. Ça lui couta les économies de presque un an, mais elle était satisfaite. Elle décida de se joindre après l’école à des groupes d’étudiants contestataires qui occupaient de temps en temps des édifices gouvernementaux. Quand ses parents s’offusquaient de quelque chose, Isabeau passait ses frustrations avec des casseurs qui faisaient du grabuge après les matchs de foot du CSKA Moscou. Elle s’amouracha quelques mois plus tard de l’un d’eux Sergei : un receleur obsédé par les Beasties boys qui avait le double de son âge. Il avait un anneau dans le nez, lisait Bernard Werber et étudiait pour devenir obstétricien. Bien vite, en empruntant le carnet d’adresse de son amant, elle devint elle-même une »insider » du marché noir moscovite. Plus tard, elle mit à profit ces contacts quand on lui confia la responsabilité de fournir les cellules du mouvement étudiant en armes blanches et en fournitures de toutes sortes.
Cette progression vers une vie criminelle mal assumée se passa presque sans heurt. La veille du seizième anniversaire d’Isabeau, sa mère fouilla dans un de ses sacs et découvrit une photo d’elle embrassant Sergei. Humilié, le couple d’anciens communistes déposa un ultimatum à la jeune fille. Ou bien elle mettait fin à ses frasques ou bien elle serait abandonnée à la rue.
Isabeau Larionova prit alors une décision qui changea sa vie. Elle quitta la maison de ses parents avec une liasse de billets »empruntée » du portefeuille de sa mère. Avec cet argent, elle s’acheta un manteau de cuir déchiré, elle se fit percer le nez et se fit teindre les cheveux en rose. Ensuite elle alla rejoindre Sergei à la résidence de l’université. Pendant une semaine, elle partagea avec l’homme une vie de débauche et de débordements débridés. Isabeau avait soif de tout changer, de tout connaître et de tout consommer. Puis la période d’examens de l’université commença et Sergei lui montra bien gentiment la porte. Isabeau se retrouva momentanément à la rue. Elle vécu pendant quelques mois d’expédients divers, revendant de la drogue à ses anciennes collègues de classe de l’académie communiste et des objets volés à certains contacts de son ex. Elle dormait sur des bancs de parcs ou squattait les édifices abandonnés du quartier. Quand un homme voulait l’embêter ou qu’on cherchait à la rouler, elle déchainait sa rage, poignardait le mec ou elle se vengeait plus tard. Dans le quartier, elle vint à être reconnue pour sa droiture sa capacité de se défendre et ses vengeances implacables.
La violence primale d’Isabeau et sa débrouillardise furent remarquées par le caïd local, Tony Vinokourov qui lui offrit une forme d’association. Il lui demanda de superviser la vente d’armes auprès de certains gangs de rue, à condition qu’elle se trouve un appartement, qu’elle accepte de travailler avec deux hommes de main et qu’elle s’engage à le rencontrer une fois par semaine pour lui rendre des comptes. Isabeau approchait alors de l’âge de 17 ans et Yeltsine venait d’élever Vladimir Poutine au rang de premier ministre. Ses contacts dans le mouvement étudiant lui avaient fait part de leur profonde inquiétude concernant l’ancien colonel du KGB. Isabeau prit un second pari qui s’avéra décisif. Elle accepta l’offre de Vinokourov et détourna aussitôt qu’elle put quelques chargements d’arme au profit de ses amis dans le mouvement étudiant.
Vinokourov découvrit la supercherie et utilisa cette trahison comme levier pour gagner la couche de sa nouvelle protégée. Isabeau se soumit à son chantage de mauvaise grâce. Vinokourov n’était pas déplaisant, mais elle ne faisait plus confiance aux hommes. Quelque semaine plus tard, les étudiants qu’Isabeau avait armés furent tués lors d’un assaut mal préparé contre le parlement. En guise de protestation contre ce que plusieurs mouvements contestataires percevaient comme une bavure policière et une manipulation médiatique, une grande manifestation fut organisée sur la place rouge. Isabeau décida de participer à cette manifestation.
Le jour de la manifestation arriva. Isabeau se joignit à la masse grouillante de mécontents, d’idéalistes insatisfaits, d’artistes et d’écorchés vifs déchaînant leur passion, leur bile, leur énergie sur l’édifice du pouvoir. Les drapeaux noirs de l’anarchie côtoyaient les drapeaux rouges de l’union soviétique sans honte, en toute fraternité, unis dans une quête de justice pour la première fois depuis la guerre contre l’armée blanche et l’élimination de l’anarchiste Nestor Makhno.
Les policiers et l’armée avaient été appelés en renfort pour disperser les manifestants. Des coups de feu retentirent, la plupart des manifestants se dispersèrent. Isabeau se faufila jusqu’à une ruelle abandonné. Elle se retrouva vite seule et entourée par quatre soldats armés jusqu’aux dents. Isabeau posa sa main sur son fusil alors que les hommes lui lançaient des harangues explicites et déplacés. Isabeau se prépara à se défendre. À ce moment d’eux enleva sa cagoule et vociféra une dénégation. Puis il dégaina son arme et massacra le reste de sa patrouille, répandant leurs intestins et leur sang partout sur les gravats. Isabeau resta gelée sur place alors que l’homme homme avait déposait un papier déchiré sur le torse des agents déchiquetés des forces de l’ordre. Puis il disparut en un coup de vent. Fascinée, Isabeau Larionova s’approcha des corps, se pencha sur eux et récupéra la note sur leur abdomen. Elle retourna chez elle lit l’extrait. C’était un poème écrit en français:
Mon val plein de bombes
Est porté aux nues par la liberté
Des chacals m’ont mordu
M’affligeant de leur vile infection
Cette chienlit sociographique et glabre
Me fut transmise par ces tueurs sympathiques
Et menteurs
Alors excusez moi si mes balles,
Déchirent leur chair et propagent le mal,
J’ai appris à haïr et à chasser
Ces démons
Mais comment faire
Sans devenir leur émule?