Lendemain de veille
amoureuse
amie
et avare.
Parfois tout ce qui reste
est une épitaphe.
G.
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Le Nouvel homme
Par G. J. J. Levasseur
Le bénéficiaire était un être inférieur à tous points de vue et c’était à proprement parler inexcusable. Inexcusable pour lui d’être en toutes choses aussi médiocre. Oui, c’est cela, tout à fait médiocre selon toutes les échelles d’évaluation d’un individu connues et inconnues. Mais qu’il soit aussi inepte n’était en soi rien de véritablement grave quand on y réfléchissait vraiment.
Par contre il était inexcusable pour moi d’être incapable d’inventer ou de synthétiser une échelle capable de faire de faire de lui une PME subventionnée voire un artiste. Aujourd’hui, l’exclusion et la déviance peuvent s’excuser si l’individu arrive à produire un artefact quelconque. C’était mon rôle. Je devais réinventer ces »malades » de l’institut Pi-Nelle en »artistes » mal aimés et incompris. De faire de ces exclus, grâce à une chirurgie documentaire, les entrepreneurs dont le gouvernement rêvait.
Assis devant mon ordinateur avec mes mille dossiers qui traînaient depuis trois mois, je glandais chaque jour joyeusement, évitant de sortir pour mon quatre heures, de peur qu’on évente mon mensonge. La comédie de ma productivité apparente pesait sur mon âme comme un boulet, me rendant lourd, tendu et inaccessible aux autres.
J’avais honte, mais j’étais trop fier pour l’admettre et dans ma spirale descendante, je m’obstinais à blâmer le système qui m’avait oublié derrière un bureau. Vil système bureaucratique qui m’avait laissé à moi-même avec une tâche dont personne ne voulait. Pour moi, blâmer le système était l’évidence même, d’autant plus que deux postes du département étaient restés libres durant trois années consécutives. Obscurci par la colère et le dégoût de moi-même, je devenais de plus en plus irascible et insupportable. Je partais dans de longues tirades colériques, j’invectivais ma mère au téléphone, je terrorisais mon patron et je négligeais mon chien….
C’est en mars 20XX qu’Onil Ohm, l’administrateur de l’agence, vint me rencontrer pour la première fois. Sa visite me glaça tout d’abord les sangs et il remarqua sûrement la grosse perle de sueur qui coula sur mon front lorsque je lui serrai la main. Ensuite il s’invita dans mon bureau. Il inspecta mes piles de dossiers »en traitement » avec un raclement de gorge qui m’irrita profondément. J’étais si nerveux que je n’osais pas bouger. Il m’invita ensuite à m’asseoir, établissant dès le départ de la conversation sa supériorité hiérarchique. Je me raidis sur ma chaise, certain de recevoir le pot pour mon inactivité. Ce n’est qu’après trente secondes de panique que je réalisai que je me faisais offrir un poste de Chronologue Créatif à l’Institut Braudel-Agence d’Étude et de Conditionnement de la Réalité (IB-AÉCR).
L’institut avait besoin de mes compétences d’historien spécialisé dans l’architecture du vingtième siècle! Du coup, j’avais retrouvé le sourire et mon niveau d’anxiété de performance diminua. Monsieur Ohm me demanda de mettre mes dossiers en ordre et de me présenter à l’Ashram de l’institut deux semaines plus tard.
Deux semaines passèrent. Je me décidai à travailler comme un forcené pour pouvoir me présenter à cette entrevue avec la conscience claire. Puis le jour fatidique arriva, je me dirigeai vers l’Ashram numéro 1 de Grand-Hochelaga. Cet Ashram, véritable merveille technologique et architecturale, était sis au sommet du Mont-Réal qui était enclavé par des murs et des miradors automatisés. C’était une tour de verre aux moulures d’ivoire qui perçait le ciel jusqu’à la lisière de nimbo-smog (permanente) qui couvrait la métropole. Quand le soleil se pointait de derrière la couverture de pollution, les vitres réfléchissante de l’Ashram s’illuminaient alors tellement qu’on pouvait être aveuglé jusqu’à l’arrondissement de Richelieu (ou je vivais depuis mon enfance). Je me présentai au point de contrôle Al-Mansour-Westmount vers 1200 heures tel que prescrit par Monsieur Ohm. Les Dyodes-Positrons, ces androïdes bipèdes ressemblant vaguement à des grenouilles (Dy-Pos) contrôlèrent ma Puce tactile et m’admirent dans l’enceinte protégée.
La cour intérieure du mur de sécurité grouillait d’activité. Des unités Dy-Pos, des grues-drones, des techniciens et des chercheurs en sarrau blanc s’y déplaçaient vers leurs chantiers respectifs. Toutes ces unités se mouvaient dans un silence presque monastique. La technologie révolutionnaire de moteurs d’aéroglisseurs magnétiques (Kuroda A-7), s’y déployait dans un ballet inimaginable. Je restai stupéfait et ahuri par un déploiement de moyens humains et technologiques à la fois gracieux et puissants. Deux unités Dy-Pos m’invitèrent de leur voix profonde à les accompagner jusqu’au terminal de planchettes qui m’amènerait au bureau de Sécurité et des Accréditations de l’institut. Je m’installai dans un fauteuil capitonné, le restreingeur magnétique de sécurité s’activa et la planchette pris son envol. Je quittais la terre ferme pour la première fois. Mais mon sentiment d’extase se mua tranquillement en inquiétude alors que la planchette faisait son chemin au travers des chantiers. Qu’est-ce qu’une organisation aussi puissante que l’Institut pouvait trouver à un fonctionnaire de quatrième zone affecté aux réhabilitations propagandistes?
Sur des planchettes industrielles, des grues de trente pieds étaient transportées vers des sections du muret de sécurité nécessitant un agrandissement. D’autres planchettes transportaient des gardiens issus d’un centre de formation qui se trouvait dans l’une des casernes de la zone emmurée. Chacun des ouvriers portait une combinaison de Kevlar de couleur et les gardes un exosquelette articulé. Mon esprit comptable partait en vrille. D’où un simple institut de recherche pouvait-il tirer d’aussi grands revenus. Et, question plus troublante encore, à quelles fins sinon de nous asservir?
La planchette magnétique se posa enfin au pied de l’Ashram devant une entrée souterraine. Le restreigneur me libéra momentanément et j’entendis une voix rauque m’appeler
-Aspirant Kirth Marsens Bonjour.
Je sursautai.
– Oui je suis ici, Agente Delpy Riose pour vous servir.
Devant moi se tenait une vision de rêve longiligne, blonde mais sans éclat artificiel. Elle me fixait de ses yeux gris plutôt que bleus. Tout en elle évoquait une beauté surréelle, comme un stéréotype faussé. Elle me pointait de son visage tout à fait anguleux sans paraître trop sévère. Chamboulé, je répondis poliment, mais avec une gêne affectée. La demoiselle m’expliqua qu’elle devait être mon guide dans l’Ashram. Pendant que je fantasmais sans honte, Delpy Riose, agente des ressources humaines de l’IR-AÉCR, me conduisit vers les porte-personne de l’Ashram. Elle fit apparaître le panneau holographique en trois dimensions de l’ascenseur en énonçant un code numérique et une formule en langue étrangère. Puis ma visite des lieux commença pour de bon.
Les dix premiers étages de l’Ashram étaient réservés aux technologues, dont la responsabilité était de colliger des informations relatives aux projets de recherches en cours. Les chronologues occupant le onzième étage devaient dater et numériser les documents historiques recueillis par les collecteurs-infographes du douzième. Les physiocrates installés au treizième devaient mener les protocoles expérimentaux nécessaires aux études anatomiques entreprises par les diagnoticiens du troisième. Les géomanciens du quatorzième avaient la responsabilité des expériences et des recherches bibliographiques concernant le monde physique et biologique sur terre. Les xénologues trônant au vingt-deuxième faisaient de même pour les corps célestes et l’espace intersidéral. Chacun de ses groupes de spécialistes formait des départements fonctionnant sous les ordres de plusieurs corps de registraires qui veillaient au respect des protocoles expérimentaux et des normes de transcription des données.
Sans surprise, ces étages étaient remplis de labos à l’équipement exotique, de transistors de pied à projecteurs 3d, d’écrans de contrôles adjoints à ces postes de travail et de salles de connexion neuronales. Ces salles de connexion servaient à la programmation et au rodage des simulations virtuelles. L’agent Riose m’expliqua que l’ashram était le premier fournisseur de simulations d’entraînement du nord-est américain.
-C’est ici que vous ferez la majorité de votre boulot, les données psychométriques qui nous sont parvenues indiquent que vous avez les capacités d’abstraction et de projection nécessaires. Il est même possible que votre connaissance des patois antiques vous permette de travailler en mode descriptif. Mais avant de rencontrer vos collègues, nous allons passer au sixième étage.
Inquiet, je lui demandai pourquoi.
-Nous devons dresser un profil isométrique de votre corps et recueillir un profil psychique définitif. Comme vous le savez, nous ne lésinons pas avec la sécurité à l’Institut Braudel. Nous sommes toujours en phase d’épuration des éléments idéologiques marginaux et des antisociaux qui menacent notre société en multipliant la violence.
Je me gardai de contrer que je n’avais jamais aperçu ce »déviant » que les autorités sanitaires de l’Institut chassaient avec tant de hargne. Pour tout dire, les paroles de l’agent Riose me paraissaient outrancières. Je l’interrogeai plutôt sur la date de mon évaluation psychologique. Elle m’informa alors de quelques formalités à remplir au département des ressources humaines et m’invita à la suivre immédiatement au quarante-quatrième étage. Je lui souris et je l’accompagnai en nourrissant la conversation de questions pour paraitre intelligent. Elle se prêta à l’exercice de bonne grâce, me décrivant à grands traits la faillite du gouvernement canadien et la désintégration progressive de l’autorité municipale et provinciale sur l’île de Montréal.
»Lorsque le gouvernement du Québec invita l’Institut Braudel à construire un Ashram sur la montagne il y a vingt ans, la situation était catastrophique. Seule une analyse fine des cause de ce chaos social et une action chirurgicale ont permis la préservation de la ville que vous habitez maintenant. »
J’avais déjà entendu le refrain, mais mon expérience de fonctionnaire me soufflait d’autres réponses que je gardai pour moi. On ne règle pas les problèmes d’exclusion sociale avec une idéologie aussi tranchée que celle de l’Institut-Braudel. Mais je n’avais plus l’âme d’un contestataire et je rêvais beaucoup plus d’un milieu de travail stimulant que d’une révolution. Malgré cela, un fond critique restait en moi comme le mauvais souvenir de journées pluvieuses. Ces relents de rébellions côtoyaient quotidiennement mes fantaisies adolescentes et mes fantasmes de soupers en tête à tête. Quelle merde! Et en plus j’étais arrivé au quarante-quatrième. Pendant deux heures, je répondis aux questions des agents de ressources humaines. On programma un code de sécurité dans ma puce tactile, puis l’agent Riose m’invita à m’abandonner à un caisson de plastique pour me faire déchiqueter les neurones.
J’avais choisi la soumission, car vivre par moi-même, libre et pionnier faisait trop mal. J’avais choisi la routine parce que ma dernière aventure s’était mal terminée. J’avais choisi la lâcheté, parce que tout dans ce monde m’y invitait, la preuve, cette promotion que je venais de recevoir. Les mensonges institutionnels s’accumulent et votre corps devient lourd. Prendre une décision, changer vous semble fatiguant et oppressant. Ce sentiment vous paralyse et vous gèle comme un caisson de plastique qui s’abat sur vous et vous vous sentez nu comme je l’étais sous cette lumière rouge qui voulait liquider tout mes secrets. Cette lumière était un délateur qui voulait me livrer en pâture aux rats sans préambule et sans merci.
Enfin mon scan se termina et je me levai pour retourner chez moi, me reposer, pour être fin prêt pour cette première journée de travail qui devrait venir à bout de mes extravagances.