Pour PA.
G.
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31
C’était à Sainte Justine le 31 juillet. La chaleur étouffante s’était barricadée dans les chambres. Henri arrivait à peine à s’asseoir. Le bandage sur sa tête était très serré. Il ne voyait rien. La voix la plus douce de l’univers lui caressait l’oreille.
-Comment vas-tu ? Je m’appelle Louisette.
Louisette Cambron était gardienne de but pour équipe Canada, numéro 31, la future Kim Saint-Pierre. Henri secoua la tête, il trouva à peine la force de répondre.
La gardienne glissa sa main dans la sienne. Elle avait 21 ans, lui 14.
C’était la première fois depuis bien trop longtemps qu’une fille lui prenait la main. Il était étourdi, ne savait plus du tout pourquoi, ne dit rien. Louisette était supposée visiter d’autres patients, mais elle resta à son chevet, en silence. Plus de deux heures passèrent sans un mot. Il espérait tant guérir.
La main de Louisette était un peu rugueuse, mais la jeune gardienne frottait doucement son pouce contre le revers de sa main de temps en temps. Il en tirait beaucoup de réconfort.
-Je comprends.
Dans sa voix, Henri perçut une sincérité sans égale et sans artifice.
Elle avait souffert, elle aussi. Il pleura une larme.
Elle n’osa pas, mais il sentit son souffle haleter tout près du précipice.
Puis, le temps des visites terminé, Louisette quitta Henri sans un mot. Il ne se revirent plus de l’année.
* * *
Dix ans plus tard, Henri, rétabli, se cherche du travail. Il a travaillé pendant des années dans une usine, se sentant perdu dans la masse anonyme des travailleurs. Il a eu plusieurs blondes. Il a parfois comparé les mouvements de leurs mains à celui de la gardienne de but.
Chaque fois il s’est arrêté au milieu d’une sentence.
Henri est un homme fidèle. Il a aimé ses ex, mais elles abandonnaient toutes la joute une par une, sans explication satisfaisante. Henri avait cessé de ressasser la question.
Faut dire qu’il tombait à chaque échec de son trône comme un chef.
Il pouvait déprimer jusqu’à un mois après la rupture.
Puis il récupérait ses lunettes roses, frottait la cicatrice oblongue à la cime de son crâne et recommençait sa vie. Il se jurait chaque fois de simplifier son quotidien et il se mettait à regarder les annonces classées. C’est au bout d’une annonce qu’il a retrouvé la gardienne de but, retraîtée du hockey, mais nouvellement gérante de librairie. Elle l’a engagé comme commis.
* * *
Henri et Louisette travaillent ensemble des années, apprennent à s’aprivoiser, deviennent essentiels l’un pour l’autre sans véritablement se l’admettre mutuellement.
Henri devient commis libraire sénior, ils planifient toutes les tâches ensemble. Henri fait même certaines tâches habituellement réservées au gérants. Ils sont tous les deux très heureux, surtout parce que leurs vies respectives sont extrêmement solitaires. Ils ont trouvé tout en même temps une grande amitié et un lieu de travail épanouissant.
* * *
Un vendredi soir, après son quart de travail, Henri s’endort dans son lit à moitié habillé.
Il est vanné, au bord de l’épuisement mental généralisé en fait. Son rêve brumeux l’entraîne au Centre Bell. Il est dans la chambre des joueurs, se regarde dans le miroir.
Il est devenu Carey Price.
Impossible….
C’est un rêve. Il n’y croit pas, se dirige vers son casier dans la chambre des joueurs. Sa vie est une voie de garage, un exil derrière un rempart de livres.
Il vit comme un lecteur désincarné, loin du monde. Mais, pour un instant il est devenu Carey Price.
Le chandail numéro 31 lui pend au bout du nez.
Il caresse le numéro brodé sur le chandail, puis, du bout des doigts, mesure ce vallon à la fois si imperceptible et vertigineux.
Ce numéro, mince comme tout, change tout.
C’est un appel.
Du bout des doigts il caresse le numéro 31 en pensant qu’il est pour Louisette et non pour lui.
Il frémit. La gardienne de but était belle et pure, sensible et douce : parfaite de vulnérabilité et de simplicité en dessous de son masque et de son bloqueur. Si seulement il avait pu lui donner cette caresse, une seule fois, comme un cadeau gratuit.
Il pourrait partir en paix, ou presque, car il se connaît.
Une fois qu’il lui aurait offert ce cadeau, il ne pourrait plus s’arrêter.
Une pensée lui vient : “Alors Louisette, oui. Je t’ai écoutée quand tu avais besoin d’attention. Tu es 31, dans mon coeur et dans mon corps, mais maintenant que j’ai caressé ton numéro, que je connais ton vrai visage, es-tu certaine de bien vouloir de moi?”
Puis il s’éveille.
* * *
Le lundi suivant. Louisette et Henri partagent un repas sous le gui, sans le savoir. Henri tremble des mains, Louisette est là pour le rassurer. Il veut tant lui parler du rêve. L’heure avance. Un éclair impalpable traverse le food court. La foule se place comme un bouclier devant les deux libraires. Puis ils savent. Tout pourrait changer.
* * *