Pour Julie
Ou que tu sois.
Le rêve secret de Don Juan
Sganarelle marchait sans réfléchir, titubant contre le mur de la forteresse. Un haut-le-cœur l’agita, puis il rendit son dîner à la dalle de pierre.
Son maître était fou, c’était inéluctable. Il se trouvait encore sans logis et sous la coupe d’une femme mariée.
Saganarelle n’osait point contredire le maître. Il ne recevait plus de gages depuis près de trois mois, mais ne trouvait point le courage de quitter l’indigent séducteur.
Don Juan était l’être le plus misérable du monde. C’était certain. Il marchait hagard dans un costume rapiécé, ne se rasait plus et couchait par terre plus souvent qu’autrement.
Sganarelle devait le convaincre de reprendre le cours de ses séductions, cesser de s’attacher à cette Dona mariée qui lui faisait tant de mal.
Il s’avança vers son maître :
SGANARELLE- Maître, j’avance humbement vers vous.
DON JUAN- La désapprobation dans la voix, sans l’ombre d’un doute. Qu’en est-il cher valet?
SGANARELLE- Vous vous négligez maître. Pourquoi? Ne voyez-vous pas que la Dona est bien en ménage? Pourquoi acceptez-vous cette indigence? Pourquoi vous supporter le joug d’une seule femme? Je serai honnête. Je déteste cette vie de séducteur que vous menez. Vous êtes un homme vil et menteur. Je souffre pourtant de vous voir réduit au rang de chien de sa chienne.
DON JUAN- Sganarelle, la compassion vous va si mal que mes pauvres habits sont comme les habits d’un prince.
SGANARELLE- Cessez maître! Cessez cette course immature des plaisirs et cessez de vous vautrer dans un désir criminel.
DON JUAN- Le désir d’être père est-il à ce point criminel?
SGANARELLE- Non point, mais la marquise a déjà des enfants, un mari et elle ne vous désire point.
DON JUAN- Est-ce que tout s’enseigne dans un lit selon votre conception Sganarelle? Je vous croyais dévot et non l’esclave de la luxure.
SGANARELLE- Bien sûr, mais certaines relations pieuses nous détruisent maître. Vous n’avez pas été fait pour la soumission ni l’esclavage.
DON JUAN- J’en conviens volontiers. Cependant Sganarelle, parfois notre cœur nous transporte dans des endroits insoupçonnés. Retenez toute pique qui vous vient cher ami. Laissez-moi finir. La marquise possède une délicatesse sans égale. Son cœur tendre vibre à la ronde, harpe puissante et mélodique. Chaque fois qu’elle me complimente, je sens plus de tendresse, plus de souplesse de cœur. Porté par ces caresses, des rêves nouveaux naissent en moi et fécondent mes anciennes conceptions. J’ai toujours cru à une poésie parfaite des corps, Sganarelle. L’étreinte a toujours été pour moi la forme suprême du commerce avec les femmes, le seul véritable lieu d’ouverture. Aujourd’hui je réalise qu’il existe un autre lieu tout aussi puissant d’échange, celui-là invisible. La complicité qu’on vit avec une femme sensible peut nous emplir tout autant que l’étreinte et peut-être plus. Je me sens attaché pour la première fois de ma vie. De ce fait, j’ai trouvé l’envie de devenir père, cher ami. Mais avant de trouver l’élue de mon cœur qui me rendra plus humain, j’ai besoin de rêver. J’ai besoin que la marquise féconde mon esprit, j’ai besoin d’imaginer ce moment ou dans une complicité parfaite qui nourrit mon cœur d’infini je concevrai mon enfant.
SGANARELLE- Vous père? Vous êtes aussi pervers que menteur. Ce serait inadmissible de vous laisser procécréer.
Don Juan hocha simplement la tête. Il tenait dans sa main un flacon d’arsenic. Il le confia à son valet avec l’instruction d’en finir de sa vie s’il le jugeait bon.
Puis le séducteur plia les coudes et se dirigea vers l’église en contrebas. Il bailla. Le crépuscule l’enveloppait de sa noirceur parfaite.
Tant qu’à mourir, il préférait mourir en homme de coeur et de vérité.