Parfois je suis si obsédé par mes propres buts que j’en oublie de m’écouter et d’écouter les autres.
La sérénité réelle vient quand on se donne une juste place dans le monde.
Savoir que ma place est parfois simplement de m’occuper de moi-même et d’être présent chaque instant que je pourrai.
Ce que je pense est important, mais agir aisément l’est d’autant plus.
C’est quand j’agis que je constate que j’ai besoin de travailler sur moi.
Sans faire violence.
G.
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Thierry se trouvait seul. Il souffrait sans arrêt. Tout autour de lui des médecins et des infirmières s’affairaient au milieu des éclopés. Des grognements sourds s’échappaient de certains d’entre eux.
Thierry savait que plusieurs de ses compagnons d’infortune vivaient sans logis. L’hiver approchait, plusieurs d’entre eux allaient chercher un prétexte pour retourner en-dedans au chaud.
Il existait plusieurs expédients pour y parvenir : voler un sandwich, casser une vitre, harceler une téléphoniste de Bell, insulter un policier etc.
Le forfait importait peu pourvu que la police le remarque.
Thierry soupira. Il avait refusé par trois fois qu’on lui administre un sédatif ou un médicament anti-douleur. Il travaillait très fort pour maintenir sa conscience à flot. Thierry ne croyait pas aux médicaments : il ne croyait qu’a la puissance de sa propre volonté.
Il n’avait jamais eu aussi mal de toute sa vie.
Il souffrait d’une fracture du fémur, attendait sur une civière dans une urgence qu’on l’opère. Il en avait au moins pour 24 heures.
Parfois Thierry trouvait un moment de liberté loin de cette douleur : il rêvait devenir moins, connaître moins ressentir moins.
On lui avait dit que le karma existait et que chacun de ses malheurs s’expliquait par ses mauvaises actions.
Pourtant il ne pouvait pas trouver quelle action pouvait expliquer son infortune.
Sa jambe avait cédé au contact d’un mur de béton.
Il avait couru trop vite, arrêté trop tard. Il s’en voulait un peu, mais il n’y voyait aucune punition.
Comment rester en contrôle quand quelqu’un qu’on aime sombre?
Il ne savait pas. Il avait repoussé son inquiétude si loin et si profondément. Il avait continué le même manège généreux pendant si longtemps.
Thierry ne connaissait que le travail et la générosité.
Thierry avait un coeur pur. Il travaillait chaque jour, donnait de lui à sa blonde, faisait ce qu’on lui demandait. Alors pourquoi se trouvait-il ici?
S’était-il oublié au milieu de tout ça? Sa générosité était-elle la faille?
Il se trouvait puni par défaut de se connaître lui-même?
Pourquoi avait-elle menti?
La question l’obsédait, même si il ne se l’avouait pas.
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Debout dans la salle d’attente de l’urgence, Médéric sirotait un café doucement. L’urgentologue lui présentait un court rapport sur l’état de santé de Georges.
-Il est encore intoxiqué, il grogne. Son rapport médical indique qu’il souffre de schizophrénie.
L’homme était tombé plusieurs fois du lit. Médéric l’avait trouvé par terre, ensanglanté, avait appelé le 911. On lui avait posé cent questions.
Ce n’était pas tout les jours qu’un sans domicile fixe était trouvé dans un bungalow de la banlieue cossue. Les ambulanciers avaient fait de gros yeux, raconté des anecdotes, éludé la question pressante qui les taraudait.
L’urgentologue avait des papiers à faire signer. Georges était sans famille, on cherchait à rejoindre la travailleuse sociale, mais elle était introuvable.
Était-il prêt à ramener l’homme à la maison dans l’intérim?
Médéric signa sans broncher. Il ne savait pas dans quoi il s’embarquait.
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Sonia conduisait sa voiture dans la nuit.
Il n’y avait personne autour.
Ça la faisait chier de devoir aller à l’hôpital. Dépenser du gaz pour ça c’était le comble.
Si les hommes étaient moins émotifs aussi, la vie serait plus simple.
Elle monta le son de sa radio.
Une chanson de pirates retentit, elle sourit chanta fort.
Elle n’avait pas réellement besoin d’eux.
Un pieux mensonge qu’elle se répétait sans arrêt.
Nos dépendances sont comme ça, elle nous minent et nous gonflent d’orgueil.
Elle gara la mustang bleue dans le stationnement du CIUSS, du chiuss, enfin peu importe.
Les fusions sévissaient sans arrêt. Elle s’y retrouvait pas, détestait son métier qui l’emprisonnait dans des dédales sans fin de papier.
Les enfants à la maison approchaient de l’âge de raison, c’était bien.
La porte de la mustang s’ouvrit, la femme en émergea. Le frima de l’hiver nouveau
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Thierry n’était pas certain qu’il voulait revoir Sonia. Une nausée lui venait périodiquement. Il savait que c’était un effet de la douleur.
Mais sans véritablement s’en rendre compte, son intuition avait fait le lien.
Thierry se sentait floué, victime.
Sonia avait couché avec un de ses clients.
Un grave manquement pour une travailleuse sociale.
Il lui avait reproché, elle avait promis de faire mieux. C’était une erreur de parcours.
Une promesse qu’il savait creuse. Depuis, lui-même tournait à vide. Son visage ne trahissait rien, ses paroles non plus.
Mais ses mains tremblaient chaque soir après avoir terminé les préparatifs du souper.
Il avait beau écouter unité 9, District 31, rien n’y faisait.
Il se sentait perdu dans le salon, un grand trou dans le coeur.
Pourtant quelque part cette histoire ne lui appartenait pas du tout.
Rien n’avait changé en lui que cet espoir déçu.
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Georges et Médéric étaient assis sur le bord du lac.
-J’ai fait vingt ans de prison.
Médéric sirotait la première cigarette de sa vie, assis sur un banc de plastique.
Les écureuils étaient en frénésie. On sentait la fébrilité les gagner. Les arbres avaient perdu leurs feuilles. Il fallait accumuler au plus vite l’essentiel nécessaire à la survie. Bientôt la vie tomberait en dormance pour quelques mois, abritée par une bonne couche de neige.
L’homme était comme tout ceux de son espèce. Il avait son histoire préparée, son manège. Il portait un manteau assez beau, des bottes trouées, un sac banane.
Sa barbe était bien coupée dans les circonstances. Il montra les cicatrices de ses mains au jeune homme :
-Mon père m’a pendu par les bras au mur. Il m’a aussi cloué les mains. J’avais quatorze ans.
Médéric hocha simplement de la tête.
-Je l’ai tué à coups de marteau.
Médéric osa un regard dans les yeux de Georges. Le sans-logis devait avoir environ cinquante ans, il avait donc passé près de la moitié de sa vie en prison.
-Après j’ai tué un gars qui avait violé ma cousine. Je suis un bon gars, sauf pour ceux qui font du mal aux autres.
Médéric ne se sentait pas en danger. Pourtant l’homme admettait avoir tué. C’était le sentiment le plus étrange du monde.
C’était comme si ces forfaits n’étaient pas de lui. Une espèce de folie de rage, les mauvais fils qui se touchent : un cul de sac.
-Ta mère a jamais pensé à signaler ton père?
La belle question.
Georges répondit :
-Ma mère travaillait comme escorte, volait, mentait un peu. La DPJ lui aurait trouvé un pou. Elle voulait me garder pis elle avait raison.
Comment sortir de la misère quand on porte soi-même ses stigmates?
Médéric inhala de la fumée. Parfois la fumée est la seule chose qui puisse nous alléger.
Mais pour combien de temps?
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Les formalités étaient réglées. Georges resterait un bout en observation. Médéric pensait à coucher dans la salle d’urgence.
Mais il ne voulait pas réellement.
Ses jambes lui commandaient de trouver un peu de macadam à fouler. À défaut de cela, pourquoi pas juste arpenter un corridor, braver un interdit, explorer?
Il emboîta un pas décidé. tourna plusieurs fois à gauche, se faufila jusqu’à l’aile d’observation.
Georges s’y trouvait, paisiblement endormi, une surprise.
Médéric passa sa civière, il ne voulait pas le déranger.
Un homme de quarante ans se trouvait dans la civière à côté.
Il ne bougeait pas, pourtant une grande intensité se dégageait de lui.
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Un jeune homme se tenait au dessus de sa civière, l’air serein. Il souriait de toutes ses dents.
Thierry remarqua immédiatement le petit trou pas très symétrique entre ses incisives supérieures. Cela l’amusa un instant. Puis la douleur reprit ses droits.
Les deux hommes échangèrent un regard.
L’air autour était soudainement moins humide.
Médéric posa la main sur l’épaule de Thierry.
On entendait dans le lointain le claquement des bottes d’une femme.
Il y avait tout autour des éclopés de toutes sortes, des accidentés, des clochards en overdose, de simples victimes d’un accident.
Pourtant c’était un moment tout à fait banal.
Il n’y avait rien à dire ou faire.
Car la lune, belle comme personne ne clignait pas.
Thierry, ouvrit sa main, la tendit.
Les deux hommes joignirent leurs paumes.
Douceur inattendue.
Sensibilité partagée,
Leurs capteurs tactiles étaient aussi sensibles que leurs coeurs.
Médéric sanglota doucement.
Une décharge d’émotion.
Thierry s’y perdit, se détendit.
Il s’endormit.
Puis le claquement de bottes se fit plus insistant.
Sonia se présenta au chevet de son mari.
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Qui était cet homme qui se tenait au chevet de son homme?
Et pourquoi pleurait-il?
Sonia brûlait de le savoir.
Mais elle n’avait pas de temps
pour ce genre d’émotion.
Vraiment pas le temps.
Alors elle laissa l’homme
nager dans le malaise.
Tordu par son regard.
Il quitta la salle d’observation.
Et le couple fut laissé
à cette veille
qu’était leur vie
depuis deux ans.
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