Pour Victoria B. C.
https://www.tourismvictoria.com/blog/your-downtown-victoria-bc-shopping-guide
Ce lieu qui m’a vu naître
et que moi je n’ai jamais
réellement
vu
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Darling
Les gens mourraient partout. Les nouvelles évoquaient la fin du monde sans exagérer. Les proxénètes avaient des amies de quinze ans sur facebook. Le covid-19 mutait. C’était la belle époque. Celle des films de marvel et des livres de Nicholas Sparks, celle des amours débridées de leur adolescence et des opérations répétées de leur vieillesse. Les gens se mourraient en silence, les gens se muraient sans respirer, les gens n’avaient pas changé.
La naiveté régnait dans le cœur des hommes purs, le rêve parfait et sans faille dans celui des ambitieux au cœur hachuré. Moi j’étais seul dans une voiture avec un beigne de Tim Horton’s à la main. J’étais stationné en face de l’usine, pas loin du parc Blanchard.
Il y avait là une fille qui travaillait, sacrifiant une grosse partie de sa vie. Mon job était de l’accabler encore plus.
Pourquoi?
Parce qu’un de ses clients voulait la détruire je pense. Mais je ne savais pas réellement. J’avais le pressentiment que ce M. Darling cachait trop bien son jeu. Son profil facebook était faux, son CV sur Linkedin trop bien écrit. C’était fort probablement une identité d’emprunt.
J’avais besoin d’argent pour me payer une bonne caméra numérique, me fondre dans l’image, dans le beau, contrôler le monde.
Alors, même si ça sentait vraiment trop mauvais, j’avais pris l’enveloppe pleine de billets de cinquante dollars de Darling et j’étais allé chez Best buy m’acheter cette caméra qui me faisait envie.
Ma job était d’enquêter sur Barbara Boss, la seule femme qui travaillait dans l’usine de machines à pain, AMQ.
Darling soupçonnait un double jeu. Je m’étais présenté une ou deux fois dans le bar la Cachette sur la rue Galt, à la fin du shift de nuit. J’avais écouté des conversations. La fille en menait large, était sorti avec plusieurs collègues de travail, dépensait beaucoup de cash, possédait une voiture sport.
Je sentais un vent criminel provenant de l’ouest, ce quartier de perditions sans nom.
Mon instinct, c’était qu’elle travaillait de son corps, après ses shifts, soit par elle-même ou dans un salon quelque part.
Le tout était de la prendre dans l’acte, photographier ses aller et venues.
Darling en serait satisfait.
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Tout avait commencé par une rencontre fortuite un mardi.
Il n’y avait personne dans la rue, la neige maculait le sol.
J’était pas certain que c’était une bonne idée.
Pourtant le monde voulait m’ouvrir une porte.
Tu m’as regardé de ton sourire constant
Tu m’as enseveli de tes paroles
J’ai senti que je n’avais pas d’effort à faire.
Et à la fin de la soirée j’ai embarqué dans ton SUV
On a allumé le moteur.
Et on est parti, deux mois, nowhere dans l’ouest.
Sans se poser de questions
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Le motel à Rock Forest était un lieu très tranquille. Il se passait pas grand chose. La voiture blanche de la travailleuse était stationnée.
Je l’ai photographiée. Je me suis dis que quant à être prisonnier de cette ville, de ses vices, de sa fausse légèreté, je devrais moi aussi me payer un gros char et faire des dérapages contrôlés sur la chaussée enneigée.
Y avait juste pas assez de choses gratuites dans la vie, pas assez de liberté sans obligations. Les relations les meilleures vous coûtaient autant d’efforts que les pires. C’était là toute une contradiction qui rendait le choix de ses amis encore plus difficile. J’étais indéniablement dans la lune, attiré par ce tourbillon de pensées sans pause qui m’hypnotisait. J’aurais passé des mois sans rien faire d’autre que dessiner devant mon écran dans un groupe zoom. J’aurais dépensé tout mon argent en bonbons, mangé des barres tendres, conduit nu pied avec l’air chaud de l’air climatisé qui souffle dessus mes orteils.
Mais c’était pas le bonheur prescrit, alors je travaillais sans arrêt pour des clients peu recommandables.
C’était comme ça.
Au moins je ne portrais pas de Stenson et je ne passais pas mon temps à monologuer sur la lourdeur de la vie comme un vieux stéréotype.
Mais?` À y penser, je me disais que mes pensées portaient en soi une contradiction :
-Qu’est-ce que vous foutez là?
Une femme me regardait, intense. Ce n’était pas ma cible, mais elle était pareil. Ça se sentait.
Yeux noirs et cheveux gris. Air bête, elle me dévisageait. Vieille chouette rabougrie, labourée sans merci par la vie, quel est ton souci :
-Vous êtes tous pareils, les hommes! Obsédés sans nom! Moi j’ai couché avec plus de cent d’entre vous et je vous le dis, vous êtes minables!
Je restai de marbre. C’était comme parler vraiment des deux côtés de la bouche. Fallait vraiment être de mauvaise foi pour penser que ces cent hommes avaient tous forcé la main de cette femme. Alors, rendu vers cinquante ou quelque chose, il y avait pas lieu de penser qu’elle même était charnelle sans retenue? Mais il n’osait pas le dire. Ce vice n’était pas celui qu’on avait choisi d’éradiquer.
Il fallait s’attaquer en premier aux crimes des oppresseurs. Il comprenait la logique, mais savait que la chasse aux sorcières ne règlerait pas tout. Il soupira :
–Que puis-je pour vous?
Elle voulait faire de l’argent, c’était évident, moi je ne voulais rien savoir. J’avais simplement posé la question pour changer le sujet. Et elle me répondit ;
-La lune est pleine, n’est-ce pas beau?
Je me suis retourné, j’ai fait face à l’astre. J’ai pensé à Rimbaud, à Ophélie sur l’onde noire, au hallalis. Soudainement je me suis souvenu de Victoria, de la rade d’Inner Harbour, de cette soirée de jeux de société à l’auberge de jeunesse, de Market Square.
Tu embrassais bien, du bout des lèvres, sans trop envahir ma bouche. Tu portais une robe orange, ton dos nu était doux comme la soie, j’étais bien.
Puis nous avions passé la soirée à discuter dans un parc, en regardant la lune, tranquillement sans rien faire d’autre.
Je m’étais senti libre et en paix.
Puis j’étais revenu, j’avais oublié tout ça, je m’étais enterré dans le travail.
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-Vous avez raison.
La vieille femme me regardait avec un air de dédain. Elle se retourna, son client était arrivé.
J’ai sauté dans ma voiture et je suis allé au parc jacques cartier. J’ai passé la soirée à photographier la lune. Je me suis dit que je devrais lâcher mon job et aller photographier Chapman, Gosford et toutes les montagnes de la région.
Il était grand temps de me donner la liberté d’apprécier les belles choses.
Une résolution venait de naître.
Darling allait me poursuivre, mais c’était justice. Peut-être même une bonne chose. Pendant que Darling me poursuivrait, il laisserait peut-être la travailleuse d’usine tranquille.
J’appuyai une autre fois sur le bouton de la caméra.
Clic.
Il y avait tant à voir et si peu de jours à vivre.