Il fallait cirer mes bottes chaque jour. Moi qui quelques mois auparavant peinait à faire le ménage de ma chambre. Me voilà bien servie. Mes compagnons de baraquement me surveillaient. Ils ne voulaient surtout pas que j’oublie une tache blanche. Par trois fois j’avais coûté cher à mes compagnons lors de l’inspection du matin.
Chaque fois qu’un lit était mal fait ou que nos bottes ou nos uniformes n’étaient pas au standard, tout l’escadron Giap était privé de permission le weekend. Cela faisait trois fois que nous étions punis de la sorte parce que mes bottes étaient tachées. Des résidus de sel apparaissaient périodiquement à la surface de mes bottillons. C’était gênant, surtout parce que je frottais vraiment fort sur mes bottines chaque jour. Il devait bien y avoir un secret pour préserver le cuir de celles-ci.
Mais ce secret m’échappait. Je me trouvais perdue. Mes collègues élèves-officiers, loin de m’appuyer dans cette épreuve, me bousculaient sans ménagement chaque fois que j’échouais l’inspection.
-La prochaine fois, on n’hésitera pas, tu vas manger une volée, petite conne!
Le cadet sénior de notre escadron, le fils du ministre de la guerre, n’entendait pas à rire. Il m’avait giflé une ou deux fois auparavant. Chaque fois c’était parce que j’avais osé lever la main dans un cours pour répondre à une question.
Voyez-vous, j’étais dans le programme d’ingénierie aérospatial au collège militaire des forces de l’APAM à Rangoon au Myanmar. Ce programme était réservé aux cadets promis au plus brillant avenir.
Chaque année cinq cents cadets y étaient admis. Parmi ceux-ci, une centaine étaient choisis pour devenir pilote. La séléction était fixée à la fin de la première année d’instruction. Les aspirants séléctionnés intégraient l’école avancée de Tactique Aérospatiale de la Force. C’était la seule façon de devenir pilote de véhicule aérospatial.
La compétition était forte dans ce programme. Tout le monde voulait devenir un as comme Les Kuntar, Anh Tong Nguyen et Hitomi Matsushita. Chacun de ces pilotes de chasseur TSD 12 avait abattu plus de 100 véhicules Salinaris. Pendant que je terminais mon diplôme secondaire à Melbourne en Australie, ennuyée par la routine sans fin, les leçons théoriques et le babillage de mes consoeur de classes, ces hommes sauvaient régulièrement la galaxie!
C’était tout simplement inadmissible de passer le restant de ma vie enfermée dans ma chambre parce que mes parents avaient peur que je rencontre un garçon qui fûmait de la drogue ou qui n’était pas à leur goût. De toute façon, je ne voulais pas tomber enceinte à seize ans et rester à la maison comme ma mère.
Je voulais devenir une femme indépendante et forte, prouver à mon père que j’étais très intelligente aussi. Mon adolescence d’ermite m’avait permis de consacrer beaucoup de temps à l’étude des sciences. Physique, mathématiques, chimie, toutes ces disciplines n’avaient pas de secret pour moi.
Je savais que pour atteindre mon but je devais exceller à l’école et résussir un test d’aptitude.
J’avais réussi à me faire admettre au collège militaire, mais je n’avais pas réalisé à quel point les autres cadets pouvaient être mesquins, surtout Hikaru Kojima.
Peut-être que le cadet sénior avait peur de décevoir son père ou de ne pas être à la hauteur. Il intimidait régulièrement les autres en les giflant ou les menaçant. On disait même qu’il avait fait brûler les cheveux du cadet sénior de l’escadron De Gaulle.
Je ne m’étais jamais battue de ma vie. Depuis ma tendre enfance, ma mère me répétait sans cesse que la violence était l’ultime refuge de l’incompétence.
Malgré mes scrupules, je savais que je ne pourrais pas me défendre contre Kojima. Il devait s’entraîner aux arts martiaux mixtes depuis son enfance. Son père y avait veillé, j’en étais certaine.
Mais comment faire pour mettre ce plouf à sa place? Je ne savais pas comment y arriver, mais j’y réfléchissait en continuant de cirer mes bottes.
*
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Les cris des karatékas retentirent à l’unisson. Mes oreilles cillaient. Chaque coup de poing fendait l’air comme une hache. J’étais impressionnée. Le sensei exigeait le maximum de chacun de ses élèves. Ils devaient faire des centaines de redressement assis et de push-ups à chaque entraînement. La plupart d’entre eux rêvaient de se joindre aux forces spéciales de l’APAM. C’était des monstres de plus de six pieds et deux cent livres.
J’étais impressionné par l’autorité de leur professeur qui était beaucoup moins grand et musclé qu’eux. Jim Morissey était professeur de littérature, ses lunettes trahissaient son goût prononcé pour la lecture, ses cernes son manque de discipline.
L’homme ne devait pas dormir beaucoup.
Devant lui ses apprentis suaient. Chaque cri poussé révélait un effort surhumain, Jim Morissey aimait pousser ses apprentis jusqu’à la limite.
À la fin du cours, j’étais convaincue :
J’avais trouvé une façon de devenir plus forte. Je voulais m’inscrire au karaté.
-Vous êtes venue vous joindre à nous?
Le professeur Morissey m’avait remarquée à l’arrière du dojo. Il était venu me serrer la main. Il souriait doucement alors sa poigne d’acier écrasait mes doigts.
-Oui
Il haussa les épaules.
-Êtes-vous venue au dojo pour apprendre à vous battre? J’ai toujours un ou deux cadets qui croient que le karaté est à propos du combat, qui veulent devenir des caîds?
Je ne voulais pas intimider les autres, mais bien me défendre, ce qui me semblait tout à fait différent.
-Non monsieur, je suis venue pour apprendre et devenir meilleure. J’ai besoin de travailler ma forme physique pour entrer à l’école aérospatiale de la force.
Il siffla, surpris.
-Vous voulez devenir pilote?
J’acquiesçai. Il approuvait.
-Très bien, les cours sont toujours tôt le matin, vous devez être au dojo à cinq heures. Venez demain, mais soyez prête, je ne vous ferai pas de cadeau parce que vous êtes une fille.
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Les journées au collège militaire commençaient par un rassemblement sur le champ de parade. Tout le monde se tenait au garde-à-vous et marchait en cadence pendant que l’on hissait le drapeau de l’Alliance Pacifique Asiatique de Mastador(APAM). Des sous-officiers beuglaient des ordres que nous devions suivre à la lettre pendant qu’un corps de clairon jouait l’hymne de l’alliance.
C’était assommant, mais puisque j’avais choisi une carrière militaire, je me soumettais à cette routine. J’avais beaucoup plus d’intérêt pour le cursus académique. J’excellais. Je m’étais aussi découverte un intérêt pour la géopolitique et les études stratégiques.
Notre époque technologique demandait de tous les décideurs militaires beaucoup de connaissances techniques. Il fallait connaître la portée des armes d’assaut et des canons balistiques, l’autonomie en carburant des véhicules aérospatiaux et terrestres, l’effet de la gravitation sur celles-ci et bien comprendre l’effet d’une concentration de puissance de feu sur l’efficacité des formations tactiques.
Commander une unité, même si elle comprenait qu’une dizaine d’hommes était un art. Un commandant compétent n’était pas qu’un leader charismatique, il devait aussi comprendre ses hommes et les armes utilisées sur le champ d’honneur.
Plus j’étudiais et plus je réalisais que les forces armées étaient une organisation complexe et fascinante. Mon rêve de voler subsistait, mais j’étais aussi fascinée par le commandement, par l’art de la guerre.
Je me demandais si c’était normal de me pâmer pour la destruction. Est-ce normal d’être fascinée par la guerre? Après tout c’est une forme de compétition ou le vainqueur est déterminé par le nombre de victimes. Est-ce que mes parents approuveraient? Est-ce que j’étais en train de devenir monstrueuse, une méduse, une chimère maléfique?
Je réalisais que mes craintes étaient peut-être un peu outrancières. Je n’avais même pas participé à une bataille. Parfois un fan de hockey joue un match et réalise qu’il déteste ça. J’étais peut-être dans le même cas.
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Les choses s’étaient envenimées suite aux examens de mi-session. J’avais obtenu les meilleures notes dans 5 de mes 7 cours et Kojima en avait eu vent. La semaine d’avant, j’avais oublié de repasser mes bas et nous avions été punis suite à l’inspection surprise du samedi.
Le lendemain, le cadet sénior m’attendait avec trois de ses complices pour m’asséner une correction. Ils avaient choisi de me confronter à la sortie du dojo puisque l’entraînement avait lieu très tôt le matin.
Ce qu’ils n’avaient pas prévu, c’était que pendant trois mois je m’étais entraîné dans l’art du combat corps-à-corps sans relâche. Ils devaient penser que je pratiquais une forme ou l’autre de karaté traditionnel destiné à tous, alors que le professeur Morissey enseignait un style américain particulièrement axé sur la pratique.
J’étais en train de dévaler l’escalier, je voulais rejoindre le terrain de parade le plus rapidement possible, lorsque j’entendis la voix du fils du ministre de la guerre, menaçante :
-Kayla Morante vous faites honte à notre escadron.
J’étais rendu au deuxième étage de l’édifice multisport, sur un palier entre deux escaliers. Deux paires de cadets m’encerclaient dans l’escalier qui montait et celui qui descendait.
Je n’étais pas habituée à ce que l’on m’appelle par mon prénom. Au cours des derniers mois, on me hélait en disant simplement Morante. La dernière fois que quelqu’un m’avait appelé Kayla Morante, c’était quand ma mère m’avait privée de sortie parce que j’étais partie avec Séti à Sidney sans lui demander la permission.
Je me souvenais encore de ce weekend extraordinaire, de la douceur des lèvres de Séti, de comment j’étais tombée amoureuse de lui. Dire qu’il avait déjà une petite-amie! Le salaud!
Mais le moment était mal choisi pour ressasser ce genre de frustrations. J’avais déjà quatre garçons à mâter, je devais rester concentrer. Je fermai les poings :
-Amenez vos fesses, bande de caves!
Les quatre cadets se lancèrent vers moi, pieds et poing en l’air, menaçants.
-Je vais vous faire votre fête.
Ah, l’arrogance de la jeunesse!
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Le lendemain, je m’éveillai à l’infirmerie. J’avais le visage tuméfié. J’avais mal partout. Inquiète, je voulais tâte tous mes membres. Je savais que si j’avais cassé quelque chose je ne pourrais pas continuer mon instruction. Mon rêve de devenir pilote s’envolerait en fumée. Tout ça parce qu’une bande de malabar voulait que je repasse mes bas!
-Merde
Je sifflais entre mes dents, je voulais bouger, mais mes membres avaient été attachés au lit d’hôpital. Ce n’était pas rassurant. Dire que j’avais tout fait pour devenir plus forte, pour me préparer à me défendre!
C’était vraiment injuste!
Je n’avais pas remarqué immédiatement l’homme posté à l’extrémité de mon lit. Ce n’est que lorsqu’il se mit à rouler ses manches qu’il croisa mon regard.
Il portait l’uniforme khaki et jaune des forces spéciales. Sur son pectoral, un insigne doré indiquait qu’il faisait partie de l’unité d’élite Zedong.
Il avait des traits eurasiens que je ne pouvais associer à aucune des nations de l’Alliance. Était-il japonais, thailandais, mongols ou birman?
C’était difficile à savoir.
Je ne savais pas pourquoi il était là, mais ce n’était probablement pas pour socialiser.
J’aurais voulu lui parler, mais on m’avait connecté à un masque respiratoire qui m’empêchait d’articuler.
C’était gênant.
La seule solution était d’attendre que l’on me retire le masque ou qu’on m’adresse la parole.
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C’est lorsque l’on ouvrit les rideaux que je réalisai que je n’étais plus à Rangoon. Derrière la fenêtre on apercevait des étoiles et l’espace, vide et infini. J’étais à bord d’un véhicule aérospatial. Mais pourquoi?
Je n’étais qu’une simple cadette. Je ne voyais pas pourquoi on m’aurait transférée à bord. Est-ce que j’avais été déclarée coupable d’une infraction au code de conduite militaire in abstentia? Est-ce qu’on m’avait condamnée aux travaux forcés sur la lune de sel de Véga?
Cela me semblait peu probable, mais en même temps tout ce qui m’arrivait n’était pas ordinaire.
Je ne savais pas quoi penser, j’étais inquiète jusqu’à trembler de peur. Le garde posté devant mon lit le remarqua et appela l’infirmière.
Elle accourut jusqu’à mon lit et m’administra un puissant sédatif.
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Pendant plusieurs jours, on me garda droguée et attachée au lit. Une ou deux fois j’ai essayé de m’échapper. On me nourrissait par intraveineuse au début. Mais après le troisième jour le garde se mit à me nourrir à la cuiller.
J’étais incapable de parler, tant que les drogues m’assommaient, mais je réussis une fois à mordre dans la cuiller et essayer de la dérober au garde. Il me gifla pour toute réponse jusqu’à ce que je recrache l’ustensile.
-Holà petite biche, ne t’en fait pas, je ne te veux aucun mal!
La voix de l’homme m’était étrangement familière, mais je n’arrivais pas à l’identifier.
Il finit de me nourrir, puis l’infirmière revint pour m’endormir et je tombai à nouveau dans les pommes.
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Les jours se succédaient sans que je sois mise au courant de quoi que ce soit. J’étais plutôt inquiète. Je ne savais pas pourquoi on m’avait enlevée. Je croyais que c’était pour me punir suite à la rixe qui m’avait opposée au fils du ministre de la guerre, mais ce n’étais pas le cas.
J’allais bientôt découvrir un monde dont je ne m’imaginais même pas l’existance.
2
On m’avait libéré de mon lit sans crier gare .Le garde me tendit un uniforme de combat. Il se méfiait de moi. Il me surveillait la main posée sur la crosse de son pistolet. L’arme était quand même restée accroché à sa ceinture. J’étais persuadée qu’il avait objecté à ma libération. Il me regardait avec un air mauvais qui ne me revenait pas :
-Vous vous retournez ou vous allez passer la journée là, la bouche ouverte à me déshabiller du regard?
Je ne voulais pas qu’il me mâte en train de me changer. J’avais hâte de sortir de cette chambre. J’espérais que le reste du vaisseau soit plus sombre. La lumière des fluorescents me donnaient la migraine. J’enfilai la tenue kaki puis le garde m’intima de le suivre.
Les corridors du vaisseau étaient glauques, l’air était humide. Au-dessus de nous, plusieurs tuyaux étaient couverts de champignons. C’était surprenant pour un vaisseau militaire. Je ne savais pas trop quoi en penser. Je devais garder l’œil ouvert.
Le talon de mes bottes résonnait contre le plancher métallique. Le bruit assourdissant des moteurs vrombissait sans arrêt. Tout dans ce couleur avait la couleur du charbon.
Au bout du corridor se trouvait une porte coulissante de forme hexagonale. Un clavier numérique en contrôlait l’accès. Le garde pianota sur le clavier. La porte coulissa. Je suivis le sicaire. Nous nous trouvâmes dans une salle de réunion.
Sur les murs on trouvait plusieurs plaques militaires, des médailles, des citations, des photos d’escadron et des décorations.
La femme me toisait sans cligner de l’oeil.
Ou avais-je abouti?
Et qu’est-ce que cette femme me voulait au juste?
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