La fable baroque professeur fou
Je me souviendrai du professeur fou. Mon souvenir sera toujours associé à son physique iconoclaste, à ses yeux exorbités, son rire nerveux, ses grimaces constantes, sa voix de fausset et son sarrau blanc. Parfois il voyageait par la parole et la pensée d’idée en idée comme on imaginerait un chalutier qui fait escale dans chacune des îles du Pacifique. Comme ces îles, chacune de ses idées avait sa couleur unique, sa faune, son architecture organique, son écosystème. Il était le guide et moi j’étais un voyageur choqué et fasciné par tant de contrastes.
Je ne comprenais pas toujours, mais mon cœur me soufflait fort que le Docteur avait quelque chose de profond à me communiquer. Il travaillait chaque jour à perfectionner ses machines extraordinaires en déversant de temps en temps un flot de paroles infra-littéraires. Ces discours pouvaient autant porter sur l’amitié que sur l’épistémologie du chaos d’Imre Lakatos ou sur le dernier épisode de ma série préférée. Mon travail était de lui prêter ma force, mes compétences mécaniques (rudimentaires) et mon temps pour faire avancer se projets. C’était un travail qui occupait la plupart du temps 6 jours de ma semaine et autant de soirées. C’était une routine éprouvante, mais je me souviens aujourd’hui de cette époque comme l’une des plus stimulantes et riches de mon existence.
De temps en temps, le professeur prenait une soirée de congé. Je l’accompagnais alors au Buffle d’argent ou il rencontrait ses amis Fantasio et Octave. Il passait la moitié de sa soirée à inventer cent fables optimistes avec Fantasio et l’autre à raconter maints contes choquants avec Octave. J’étais particulièrement fasciné par certaines de leurs histoires les plus horribles. Si j’écris aujourd’hui, je le dois en partie à leur curiosité insatiable pour les histoires de trahison, de torture, d’adultère, de vengeance, de mensonge et de meurtre. L’histoire que je vais vous raconter aujourd’hui est la première de ce genre à m’avoir remué. C’est celle des deux copistes d’Alexandrie.
L’histoire va ainsi. À la bibliothèque d’Alexandrie, longtemps avant sa chute devant les épieux de la cavalcade berbère, vivait une femme d’une habileté et d’une sagesse exceptionnelle. Cette femme du nom de Pyrénée avait été admise comme copiste et passé les épreuves de scribe prescrites par le grand bibliothécaire. Son travail était admiré par tous les érudits de la ville. À l’apogée de sa carrière, on lui confia même la production de dix copies de la chronique du monarque. À cette fin elle dirigea une équipe de vingt enlumineurs, dessinateurs et copistes. Quand la première copie de l’ouvrage fut terminée on l’envoya au roi pour qu’il puisse donner son appréciation du résultat.
Le roi fut stupéfait par la facture de l’ouvrage et le pouvoir évocateur de ses illustrations. Il envoya une lettre de remerciements et fit une donation substantielle à la bibliothèque. Il ordonna ensuite qu’on fasse la lecture de l’ouvrage à ses trois enfants pour que chacun d’eux soit mis au fait de ses exploits et respecte son autorité. Le roi avait trois enfants. Ses fils Ramfis et Reldor se désintéressèrent de l’ouvrage qu’ils jugeaient ennuyeux et mensonger. Ils consacrèrent la plupart de séances de lecture à se chamailler et à papoter entre eux. Pour la fille du roi, Zamza la lecture de ce livre fut au contraire une révélation qui changea sa vie.
Zamza devint passionnée par les livres. Elle s’esquiva de ses séances avec ses tuteurs et de certaines de ses responsabilités cérémonielles pour passer la plupart temps à la bibliothèque privée de son père. Quand elle ne lisait pas, elle s’exerçait à la calligraphie et à la rhétorique en compagnie du grand maître Tarik ibn Sina. Sa grande intelligence et sa grande connaissance du monde et de son histoire lui gagna l’estime de son père, mais pas celui de ses courtisans qui craignait qu’elle devint une seconde Cléopâtre. Mais ce n’était pas l’ambition de la princesse Zamza.
Toute son enfance et toute son adolescence elle avait rêvé de se joindre au corps des copistes de la grande bibliothèque d’Alexandrie. Quand elle atteignit l’âge de raison, le roi se fit à l’idée que sa fille était destinée à cette vocation. Il annula ses fiançailles avec le tétrarque d’Alep et la fit conduire au scriptorium de la grande bibliothèque pour qu’elle y commence son apprentissage.
C’est là que la princesse Zamza fit la rencontre de Pyrénée d’Alexandrie, la femme qui l’avait inspirée à consacrer sa vie à la production de livres et d’illustrations. À cette époque, Pyrénée avait reçu le mandat de restaurer une copie du modeste ouvrage de philosophie du Prince Boèce de Rome. C’était un travail solitaire qui lui laissait le temps de travailler sur l’enluminure d’un recueil de poèmes courtois à temps perdu.
Les initiés occupaient un espace réduit le long du mur est de la grande bibliothèque. Leurs chevalets avaient été entassés sans grand souci de maximisation de l’espace dans l’ancien dépôt d’encre du scriptorium, loin de la grande salle de travail qu’occupaient les autres copistes. Zamza entreprit sa formation sous la direction de Maître Albertus, passant ses journées à travailler sur des missels et des pamphlets pour se faire la main.
La jeune femme appréciait son travail, mais s’ennuyait de ses moments d’évasion dans la lecture. Elle prit l’habitude de flâner dans certaines sections moins fréquentées de la grande bibliothèque le soir venu. C’est durant une de ces rondes qu’elle fit la rencontre de son idole. Pyrénée aimait bien mettre sur le papier des poèmes romantiques. Elle utilisait la bibliothèque à moitié ébréchée du défunt Maître Thomas Aquino pour y entasser ses trouvailles. La princesse salua son ainée qui lui rendit son salut. Elles échangèrent sur les chansons de geste du mystérieux Chrétien et sur les grands penseurs de l’Antiquité. Zamza en sortit encore plus admirative.
À partir de ce jour, Zamza rêva de devenir aussi accomplie que Pyrénée. Elle obséda et prit plusieurs mauvaises habitudes. Elle espionnait Pyrénée durant les temps libre. Puis elle se permit de se glisser et de se rendre à l’espace de travail de son ainée le soir. Après une ou deux tentatives fructueuses, elle se mit à voler les stylets de Pyrénée quand le sien cassait. Elle chérissait ces mémentos de son idole qui lui insufflaient une grande motivation à poursuivre son apprentissage.
Zamza devint de plus en plus passionnée par son travail et devint l’étoile montante au sein des apprentis de la bibliothèque. À la même époque, Pyrénée traversa une période creuse que ses collèges ne s’expliquaient pas. Elle semblait irritable et impatiente et son niveau de productivité était insatisfaisant. Elle reçut par deux fois une remontrance publique et formelle du Maître du scriptorium Leopolas.
Puis un jour, la princesse Zamza ne se présenta pas au scriptorium un matin. Ce jour-là, Pyrénée termina son travail sur l’ouvrage du prince Boèce. Elle présenta aussi un recueil de récits de Chrétien de Troyes qui fait des échos encore aujourd’hui. La communauté des copistes s’ébranla et se mit à la recherche de la princesse disparue. Pyrénée resta impassible à l’annonce de cette nouvelle et entreprit la restauration d’une copie de la guerre des Gaules de Jules César.
Après trois semaines de recherches infructueuses, les maîtres de la bibliothèque firent appel au roi qui envoya ses hoplites fouiller de fond en comble la bibliothèque. Après vingt-cinq jours, ceux-ci découvrirent une trappe dissimulée sous la bibliothèque décrépite du Maître Thomas Aquino.
Cette pièce était pleine de cheveux humains, d’ongles, de crânes et d’ossements. On y retrouva aussi un miroir serti d’or qui avait appartenu à la princesse et un stylet dans une main qui semblait celle d’une femme.
Selon toute vraisemblance Pyrénée avait découvert le vol de ses accessoires et y avait remédié par le meurtre.
Il fut révélé que Pyrénée avait utilisé des morceaux de peau humaine pour le papyrus, du sang pour son encre et des morceaux de crâne pour la couverture lorsqu’elle confectionna de la chronique du roi. Son nom fut retiré de toutes les chroniques, de tous les dossiers et de toutes les annales de la grande bibliothèque. Elle fut oubliée par tous sauf son dernier admirateur, le grand explorateur qui donna son nom aux montagnes qui séparaient l’Hispanie wisigothique et le royaume des francs de l’ouest.
Quand Octave termina son récit, le professeur fou et moi quittâmes l’auberge et sur le chemin je lui demandai au la signification de cette légende. Je lui confiai ma théorie que Pyrénée était une sociopathe. Mon maître sourit à cette idée et me répondit :
-Rien ne fait plus peur aux hommes qu’une femme intelligente, forte et capable, alors imagine deux!