Le prix du romantisme
Par G. J. J. Levasseur
Le verni brun foncé du bureau contrastait avec la photographie en noir et blanc. La femme sur la photo portait une robe fleurie. L’homme qui partageait sa vie devait être heureux. On pouvait facilement l’imaginer l’accompagnant dans une camaro LT 4 litres de l’année.
Cet homme est satisfait derrière son bureau, il mord dans le monde avec son regard calme et enjoué. C’est l’éditeur : Raymond Dextraze.
Ou si vous préférez, c’est le bourreau. L’homme qui tient la vie de l’aspirant auteur dans ses mains. Ce postulant se tord sur lui-même, persuadé que c’est son dernier espoir, sa dernière chance. Il veut saisir cette opportunité inespérée. Il accourt dès qu’on lui demande de se présenter à la maison d’édition. Les dix autres éditeurs qui ont reçu ses manuscrits et ses recueils n’en ont pas vu l’intérêt.
Cet homme désespéré qui se tord dans sa chaise, cherchant du regard une voie d’échappement, c’est le suppliant : Julien Bilodeau. Il se frotte nerveusement les mains et se tient courbé devant celui qui tient sa valeur dans ses griffes. Il s’est présenté une bonne demi-heure d’avance à ce rendez-vous. Par réflexe, mais aussi pour tromper sa nervosité, il s’est lancé la construction de mille représentations mentales, de mille réminiscences.
*
Tout commençait, dans son esprit, avec le décès de sa mère Joanna Bilodeau. Le souvenir de sa mère le hantait. Cette veuve d’un riche philanthrope de Sorel-Tracy qui avait fait fortune dans la vente de bateaux de plaisance et pêche avait grandement marqué le jeune homme. L’adoption de Julien survint à peu un an après le décès de son époux. Elle était alors âgée de 46 ans. Mme Bilodeau avait tout investi dans l’éducation de son fils adoptif. Du moins elle s’était plu à lui répéter.
Lui n’y voyait qu’une fuite de plus. Il était fermement convaincu que son adoption était un stratagème qu’elle avait conçu afin de tromper son ennui sans vraiment s’investir, sans risquer quoi que ce soi. Les risques, c’était à lui de les porter. À lui aussi d’essuyer le blâme pour un l’échec ou pour la déception qu’elle ressentait. Madame Bilodeau était une femme exigeante et disciplinée et elle ne tolérait ni l’éparpillement ni les hésitations. Elle rêvait d’avoir un fils éduqué pour remplacer l’homme d’affaire bougon, taciturne et ambitieux qui avait assuré son ordinaire et porté ses projets domestiques. La villa de la veuve comprenait 6 chambres, une salle à manger, une cuisine un solarium, une bibliothèque contenant plus de 500 titres. Tout cela occupait à temps plein deux domestiques et un cuisinier. Quand Julien avait du temps pour lui (durant son enfance et son adolescence sa mère le gardait occupé en lui imposant des cours de tennis et de piano), il se plaisait à lire les livres de la bibliothèque. Il avait adoré Shogun de James Clavell et vouait un culte à Paul-Émile Borduas. Le refus global représentait tout ce qui était impossible pour Julien. Plus il lisait, plus il ambitionnait de quitter la maison dès que possible.
Malgré cela, Julien avait fait ce qu’il avait pu pour répondre aux attentes de sa mère. Il avait fait des études techniques en comptabilité et en administration, avait participé au cercle d’art oratoire de son école secondaire et avait reçu une bourse d’excellence lors de sa deuxième année de CÉGEP. Après ses études il s’était trouvé un bouleau de commis à la paie pour la SIDBEC-DOSCO, dans leur usine sidérurgique. Il avait emménagé à Contrecœur dans un petit appartement sur la rue Saint-Antoine. C’est durant cette période que Julien s’adonna à l’écriture pour tromper l’ennui. Son métier ne lui plaisait pas. Mme Bilodeau décéda d’un ACV 10 ans plus tard. Julien hérita alors d’une petite partie de sa fortune.
Le reste fut divisé équitablement entre les neveux et les nièces de sa mère adoptive. Il quitta alors son emploi pour approfondir sa passion de l’écriture.
Au début, Julien trouva beaucoup de satisfaction dans sa nouvelle vie. Puis, avec le temps il ambitionna de partager son travail avec le grand public.
Les refus successifs lui avaient fait perdre confiance, il se sentait écrasé. Le reliquat de ses économies ne suffirait bientôt plus à payer son loyer. Tout était en jeu pour Julien. Un autre refus signifierait son retour sur le marché du travail. La honte menaçait. Abandonner son job et dépenser l’argent de sa mère ne lui plaisaient pas. Échouer, admettre que son rêve n’était pas réalisable le briserait. Un refus et il ne se regarderait plus en face, il déshonorerait sa mère, reniant du coup son influence et son héritage.
*
Ces considérations traversent Julien et il sue.
Au contraire, Monsieur Dextraze est souriant, calme et charismatique. L’éditeur porte une veste de tweed par-dessus son chandail vert, des jeans et des espadrilles. Il regarde Julien dans les yeux. Julien détourne le regard et aperçoit un calendrier mural de la compagnie bombardier, indiquant mars 1986. En dessous de cet en-tête, trône une photo de Ski-Doo jaune serin. L’éditeur salue son invité, lui sert la main et lance maladroitement le manuscrit sur le bureau.
-Écoutez. Mon adjointe m’a remis une copie de votre manuscrit. Elle semblait assez enthousiaste, mais je ne vois pas comment on pourrait l’éditer. Nous sommes au Québec et le marché pour ce genre de récit est limité. Vous vous êtes probablement dit que j’aurais la même audace que mon père a eue en publiant les romans de science-fiction d’Yves Thériault.
Les temps ont changé. Aujourd’hui je fais traduire des livres de psychologie et de croissance personnelle des États-Unis. Un roman portant sur un homme éperdument amoureux d’une femme-vampire âgée de quatre-cents ans ne cadre pas avec notre ligne éditoriale actuelle. Vous me semblez un type passablement brillant, pourquoi perdez vous votre temps à écrire de la fiction? Vendez vos idées, mettez les dans un livre et je le publierai volontiers. Les vampires ça ne vend pas!
Bilodeau fond dans sa chaise, un instant. Puis il relève la tête et se redresse.
-Avez-vous lu Entretien avec un vampire? Honnêtement je crois qu’un personnage de vampire est un véhicule puissant. Nous vivons dans une période d’ambigüité morale et d’hédonisme. Le vampire c’est un ersatz de la condition de l’homme moderne de classe moyenne. Tout lui vient facilement, tout est disponible pour satisfaire ses appétits, tout peut être consommé, mais est-ce vraiment sain? Si vous ne voulez pas me publier, pas de problème, mais pourquoi vous attaquer à mes idées et pourquoi me faire venir ici?
-À vrai dire votre style est intéressant et la réaction enthousiaste de mon adjointe a piqué ma curiosité. J’aurais peut-être un projet spécial pour vous. Qu’avez-vous d’autre?
Dextraze se penche en direction du sac à dos de Bilodeau. Il s’en empare et en vide le contenu.
-Qu’est-ce que vous cachez dans votre sac?
Le sac contient une copie du recueil de poésie que Bilodeau a soumis aux éditions de l’Hexagone, un court extrait de son premier roman, refusé par les édition Fidès et une dizaine de lettres éparses de ses »conquêtes littéraires ».
Bilodeau a commencé sa carrière d’auteur en écrivant des lettres romantiques et anonymes à des inconnues, puis à des femmes qui l’intéressaient.
Dextraze fouille dans les lettres. Il n’hésite pas à lire d’une d’entre elle, écrite vraisemblablement par une femme à la calligraphie élégante. C’est la dernière lettre d’Elsa Sirois, une étudiante au baccalauréat en histoire de l’art à l’UQÀM dont il était éperdument amoureux.
-Tu me faits penser à Éluard! Parfait, vous êtes l’homme qu’il me faut. Ma femme me boude. Elle s’est mise à m’ignorer. Imaginez comment c’est fâchant pour moi. Je fais affaire avec les plus grands distributeurs de livres. Je passe tout mon temps libre avec elle, je l’invite dans les plus beaux restaurants, nous faisons notre jogging ensemble, je lui paie des voyages dans les plus beaux pays d’Europe et elle me nargue.
J’utilise tout mes trucs, vous savez c’est facile pour moi : je charme tout mes partenaires d’affaires. Elle ne veut rien savoir. Elle lit Victor Hugo, Alexandre Jardin et Rostand. Vous allez m’aider à la reconquérir. De la même façon que vous avez utilisé vos mots pour faire la conquête d’Elsa Sirois. Vous chanterez la pomme de ma femme. Vous me donnerez du matériel qui la fera fondre et je publierai votre roman.
Julien Bilodeau sait que d’accepter ce genre d’offre n’est pas une bonne idée, mais c’est la seule façon d’éviter un autre échec. Recommencer ces jeux romantiques lui déplait souverainement. Il fait part de ses doutes à Dextraze :
-Monsieur Dextraze, avant d’accepter je veux préciser une chose. Un homme peut parfois gagner le lit d’une femme avec ce genre d’écrits, mais rien ne le garantit. La plupart des femmes qui aiment se faire »chanter la pomme » comme vous dites cherchent avant tout à être valorisées, à se sentir belles, séduisantes et désirables. Il y a un prix à jouer ces jeux, vous deviendrez »le prince charmant » et vous ne saurez plus si la femme qui vous embrasse s’intéresse à vous ou votre personnage.
J’ai arrêté ce petit jeu pour cette raison. Votre relation semble construite sur du concret. Êtes vous prêt à basculer l’autre côté du miroir, à transformer votre quotidien en rituels dédiés à la religion de l’amour et de l’érotisme littéraire? Parce que si le succès de votre relation, sa survie, dépendent réellement de ce subterfuge, alors vous ne pourrez pas abandonnez votre personnage.
Si vous cédez à la tentation de redevenir vous-même, ne fut-ce qu’une seconde tout sera perdu. Vous prenez aussi le risque que je m’éprenne de votre femme ou qu’elle découvre tout et s’éprenne de moi.
En dernier lieu, je veux vous signaler qu’en faisant ce choix, vous épousez une conception de l’amour qui s’appuie sur la passion et rien ne garantit que la passion dure ou débouche sur quoi que ce soit de stable. Alors qu’avez-vous à dire?
Raymond Dextraze ne cligne pas. Son visage de jeune premier s’illumine
-Je prends le risque Monsieur Bilodeau. Vous êtes engagé, demain j’organise un cocktail avec les auteurs de ma boite chez moi, ma femme y sera, je veux que vous veniez prendre une mesure de son caractère et après-demain vous me donnerez un synopsis qui correspond à mes attentes, est-ce bien compris?
-Oui Monsieur Dextraze
***
Parfois le matin vient trop vite, surtout pour un insomniaque chronique. Pour l’homme qui ne trouve pas son repos et qui verse, de gauche à droite dans son lit, le moment du réveil devient une impérative contrainte. Plus la nuit avance et plus l’insomniaque ne voit que l’aube, ce moment fatidique, qui s’approche inexorablement. Il sent cette échéance comme un véritable gouffre. Sa nuit devient un combat de tous les instants contre lui-même, contre cette obsession qui lui bloque l’accès au repos. La plupart du temps, l’insomniaque perd son combat et la fin de sa nuit est doublement humiliante. En ce sens il est maudit et sa peine est double : sa nature obsessive et sa fragilité émotionnelle le condamnent à l’épuisement et à la l’auto flagellation.
Cet apitoiement sur soi, Julien Bilodeau en fait quotidiennement l’expérience. On peut en déceler la trace dans ses yeux hagards, dans ses mouvements lents et économes lorsqu’il s’habille le matin, dans ses soupirs exaspérés. Si vous avez la chance de parler à un insomniaque, il vous dira que les matins les plus difficiles sont ceux qui marquent le début d’une période plus exigeante. Pour Julien, rencontrer Mme Dextraze est une source d’anxiété sans fin.
Julien se distrait en essayant sa nouvelle voiture. Il aime bien la route. Sa monture est une Honda Civic ‘’hatchback’’ vert métallique. Il tourne la clé dans le contact et s’abandonne au ronronnement du moteur. Le voyage de Contrecœur à Montréal lui permet de se calmer en écoutant la radio.
Lionel Ritchie puis Cindy Lauper sonnent dans ses oreilles, le pont Champlain est garni de véhicules. Julien navigue dans l’embouteillage comme un chien dans une ruelle.
Quelques minutes plus tard Julien est arrivé à destination. Il pose le pied à terre. Son nouvel employeur habite un quartier cossu ou les maisons de l’époque victorienne côtoient les créations d’architectes à la mode.
Raymond Dextraze habite le 14 rue McCulloch à Outremont. La maison se dresse sur le coin de la rue comme un monolithe impie qui le nargue. D’où il se tient, Julien peut constater que le porche de la véranda est bondé. Ce cocktail promet de tester la patience de notre jeune hermite insomniaque.
Maugréant un ou deux sacres en tapant du pied, Julien se promet d’insister auprès de Monsieur Dextraze pour se faire payer aujourd’hui même. Alors qu’il rumine ces revendications, il sonne à la porte
Un serveur asiatique et bègue ouvre et le salue. Julien lui tire un salut digne de Bruce Lee, espérant s’en attirer les bonnes grâces. L’homme opine de la tête, puis marmonne un remerciement. Il s’enfile ensuite dans l’escalier en colimaçon. Julien se précipite à sa suite.
L’escalier de marbre lui rappelle sa visite du Parthénon. C’était quatre ans plus tôt. Julien avait accompagné son ami Iaroslav Zamoyski à la 18e assemblée générale de l’Union astronomique internationale. Julien se souvient de la semaine passée à Patras, des soirées sur la terrasse d’un café, des interminables digressions des astronomes invités.
Sans s’en rendre compte, il termine sa course au sommet de l’escalier. Il se tient à l’entrée de la véranda, immobile : ses souvenirs sont inspirants. Il se souvient de la citation de l’oracle de Delphes : connais-toi toi-même. Malgré lui il laisse échapper un murmure de félicité :
-La Grèce, berceau des théories.
Un homme claque la langue et abrège ce flot pensées.
-Il y a une limite à chaque théorie. Et quelle serait cette limite?
L’énergumène se présente : Laurent Godbout.
L’homme maigre porte un chandail rayé brun et rouge et ses cheveux sont teints en bleu métallique. Il se passionne complètement de cette question. Il s’y perd tellement qu’il poursuit son monologue.
-Cette limite correspond aux moyens déployés par la théorie en question. Un ‘’historien de la pensée’’ vous dirait qu’avant l’époque de Descartes la plupart des théories expliquant le fonctionnement du monde naturel étaient essentiellement logiques et descriptives.
Aristote, par exemple, a déployé sa théorie en utilisant principalement l’observation et le principe de non-contradiction. La limite de sa théorie serait donc celle du langage et de nos sens.
À ce jeu, Julien a l’impression d’être perdant, car il ne sait pas si ce monologue lui est adressé ou non. Il doit aussi s’admettre qu’il a triché à l’examen final de son cours de philo III.
Il se tient coi.
Sa main reste prisonnière de celle de Godbout qui le lorgne. Les dents du philosophe improvisé brillent de mille feux parfaits : Julien soupçonne que le denturologiste du sexagénaire est fort prospère. Mais nul commentaire ne le brûle. Aussi Godbout retire sa main, esquissant un soupir qui ne dissipe pas le malaise.
L’homme claque le talon. Il s’apprête à retrouver la foule des diplomates et dandys venus engraisser la cour de M. Dextraze. Une voix de femme abrège ce mouvement.
-Et si les mots, loin de nous enfermer dans un carcan s’incarnaient, devenant les véhicules glorieux de notre imaginaire sans limites?
Contre toute attente, Laurent Godbout élève les bras et applaudit. Julien verse sur le coté. Le corps de Laurent Godbout lui bloque la vue. Il détaille le bout de sa tête : il aperçoit des cheveux blonds pour sur. Le moment qu’il craignait plus que tout est-t-il arrivé?
Laurent Godbout se replie sur la gauche, se fondant dans un groupe et révélant l’ingénue. Dès lors, les pieds de Julien esquissent un mouvement vers l’arrière. Ils chercheraient volontiers la porte.
C’est bien elle! La femme de la photo. Mais quel sourire! Un sourire évocateur : à la fois taquin, intelligent, mystérieux et rieur. La femme s’amuse à ses dépends? Peut-être, mais Julien ne se trouve pas dans un état propice. Son cœur bat la chamade. Sa la tête s’alourdit. Il voudrait retrouver son lit. Déconfit, il s’approche de la femme.
Elle porte une robe jaune qui sort tout droit de Woodstock ou d’une commune. Elle arbore des sandales lacées sur ses mollets. Quelque part, la dentelle blanche pousse sur une frange de cette robe, mais Julien ne saurait vous dire ou elle se trouve.
Il est absorbé par les cils graciles de la femme. Il vaudrait mieux démissionner tout de suite plutôt que de risquer quoi que ce soit. Il contemple ses cheveux courts, coupés à la hauteur de ses joues. Un reflet passe dans ses yeux, elle porte des vers de contact.
Il aurait pu espionner tout ce beau monde en consultant bien tranquillement leurs dossiers de denturologiste et d’optométriste. Ça simplifierait les choses. Bien sur, la réalité se répugne à ce genre d’expédients : son mandat doit être épineux au possible.
Il doit jouer d’audace et regagner le cœur de la plus belle fille qu’il ait contemplé de bon matin. Il renâcle, cette entreprise le rognera.
– Le Crépuscule de l’ange noir, c’est vous?
Julien serre les dents. L’équipe adverse est bien informée!
-Puis-je savoir comment vous avez eu une copie de mon roman?
Julien rougit d’une oreille à l’autre.
-Mon mari laisse souvent des épreuves à la traîne sur son bureau. J’en lis parfois des extraits le soir avant de me coucher. Ne vous inquiétez pas, je n’ai pas terminé le premier chapitre et j’aime.
Elle met un doigt sur ses lèvres, on croirait Marilyn Monroe.
-Clara Dextraze. Enchantée de faire la connaissance d’un garçon imaginatif. C’est une qualité rare de nos jours.
Elle ramasse deux flûtes de champagne sur le plateau du coolie bourgeois et bègue et en tend une à Julien.
-Julien Bilodeau, mais ça vous le saviez.
Un urticaire nerveux irrite le jeune écrivain jusqu’au bout des coudes. Conspue-t-elle ce qui s’est tramé, l’a-t-elle déduit? Julien se replie comme le Vicomte de Valvert. Clara Dextraze, elle, brandit l’assurance de Cyrano. Il valse sur le rythme de sa syntaxe.
-J’espère que Monsieur Godbout ne vous a pas trop importuné Monsieur Bilodeau.
Sa bouche se fraie un chemin vers de l’oreille de Julien. Elle lui chuchote.
-Je l’ai invité parce que la plupart des invités de mon mari m’ennuient. Voulez-vous philosopher avec moi?
Clara s’éloigne et accentue la pique.
-M. Bilodeau, je me questionne beaucoup sur la main invisible du marché. Comme vous le savez, on reconnait en haut lieux que le capitalisme engendre le meilleur système économique.
Cependant il dépend de ces bonnes grâces tactiles. Pensez-vous que réguler les marcher constitue un boulot à temps plein? Qu’est-ce que vous croyez que la main invisible fait quand elle n’est pas en service?
Julien s’immobilise, il doit se mouiller. Quelle sauce choisir? Ontologique, sophistique, nucléaire? Non il prend le parti de la réduction, il cherche une enveloppe inoffensive, alors il lance :
-Elle se masturbe peut-être, qui sait? Peut-être qu’en réalité la fécondité du marché dépend de ces moments de pauses ou ladite main s’occupe de la verge du marché.
Les profits, les bénéfices et les biens seraient alors toute la semence du marché qui s’écoule suite à cet ébat. L’économie serait alors aussi libidinale que Jacques Lyotard le pensait et le capital serait un gamète qui se reproduit à l’infini.
Jérôme vocifère et s’emporte. Il célèbre l’imaginaire, enthousiaste. Quand il s’essouffle, il suborne d’un coup qu’il fait face à une demi-douzaine de convives aux regards perplexes. Laurent Godbout s’en congratule pendant que Clara s’éclate.
-Bien-tourné! Le bonnet du fou vous va bien.
Julien se frappe le front avec sa paume. Clara lui présente sa flûte, le salue et la vide d’un trait. Jérome acquiesce et fait de même. Ils récidivent et se relancent mutuellement. Combien de flûtes y ont passé? Seul, François, le serveur méticuleux le saurait.
Julien ne supporte pas bien l’alcool. Le champagne lui monte aux oreilles et son cerveau s’épand, devenant mousseux et léger comme de la meringue.
Clara lui prend la main, l’entrainant à sa suite. Elle navigue dans la foule, évitant les petits groupes qui conversent à gauche et à droite. Ces conversations pulpent comme des charivaris télescopés.
Toutes ces paroles, tout ces murmures montent à ses oreilles en morceaux et surgissent dans son esprit comme des aphorismes baroques. La foule est une génératrice involontaire de cadavres exquis.
-Gérard de Nerval….
-…..est un cheval de trait comme Rossinante….
-Affiliée à la FTQ.
-qui avait honte de ses poils abondants….
Clara ralentit. Elle abandonne sa main. Étourdi, Jérôme finit sa course dans un petit groupe de fêtards. Jérôme y reconnait un homme. C’est son employeur, son pourvoyeur. Il se tient droit et beau. Il incarne la puissance, le colosse de robe, l’intendant qui tient la bride de la princesse. Raymond Dextraze
Ils se regardent et le silence tombe.
Les musiciens cessent de jouer.
Tout s’arrête
et ils s’enslisent dans un sourire sans fin.