Et rien ne m’est offert
Guillaume Levasseur
L’homme se promenait partout comme un clown mal débraillé. Son visage poupon, ne révélait pas son âge. Mi-trentaine, mi-quarantaine? Quelle importance au fond.
Son manteau noir percé aux coudes ne le réchauffait pas assez. Sa marche solitaire marquait tout un territoire nouvellement acquis. Il avait fui Sherbrooke longtemps. Pendant des années il avait habité Montréal sans vraiment vivre. Puis un trou dans les nuages lui avait donné l’occasion de revenir là ou tout avait commencé
Comme jamais il écrivait. Il avait soif de communiquer. Sa vie jusque-là avait été une négation de désirs. Il s’était attaché aux jupons de sa mère, une chipote de caractère. . Cette femme, petite, sèche et sonore lui avait enseignée à manier une sensibilité d’airain. Elle n’avait pas réalisé combien son pouvoir ensorcelant avait marqué l’enfant au fer rouge.
Chaque maison croisée sur son chemin lui rappelait qu’il n’y a pas de temple plus sacré que chez-soi. Des appartements condamnés de la rue Galt, griffés délabrés et tristes soulevaient dans son cœur des tragédies sans nom. Dans ses poches son cellulaire pulsait doucement, il échappait sans le vouloir un assentiment. L’homme entretenait des relations régulières avec les victimes des maisons ravagées : des femmes agressées, des femmes battues par leur parents, des vierges sacrificielles, des femmes marquées par leur différence. Il les aimait toutes d’une manière ou d’une autre, mais ne les touchait jamais.
Tout ce que Guillaume désirait, c’était métamorphoser la noirceur partout en lumière. Le problème, c’était qu’il était aussi éperdument assoiffé de cette lumière. Il se perdait dans le contact de ces femmes. Leur proximité manifestait des vagues infinies d’amour enfouies en lui. Cependant sa tendresse devenait avide avec le temps. L’aventure de la communion lui rappelait son enfance étrange. On l’avait élevé dans le noir à deux heures l’après-midi, on lui avait enseigné à fuir les gens, on l’avait entraîné dans une forme de liberté tout à fait contraire à la bienséance. Il était devenu inaccessible et pâle.
Il ne trouvait nulle part de maison ou poser son besoin d’amour. Toutes ses relations qu’il vivait étaient conditionnelles, contractuelles, il s’en accommodait mal.
Le problème, il ne le cernait pas vraiment. Était-il menteur? Trop obsédé, trop patient? Probablement aucune de ses réponses ou toutes.
Il rêvait d’une permanence, mais ne s’autorisait pas à l’affirmer. Il ne savait pas comment se défendre contre lui-même. Alors invariablement il se donnait à des femmes sans s’assurer de ses limites. Chaque fois que survenait l’irruption, il s’illusionnait sur ses forces, porté par un romantisme fou. Il écrivait des poèmes, échangeait des confidences, portait de l’aide. Mais nulle élue ne lui rendait la tendresse dont il rêvait.
Il trouvait toujours quelque faille d’engagement chez les autres. Pourtant elles ne lui avaient rien promis.
Ces pensées le faisaient sourire. Il trouvait une satisfaction dans la contemplation de ce que d’autres trouvaient immatériel. Se connaître était pour lui le bien le plus précieux.
Il se confiait à lui-même.
Son monologue intérieur terminé, il reprenait le cours de sa marche au milieu de squats condamnés.
Tout du long, l’image d’un enfant se manifestait dans son esprit. Le petit se noyait aspiré par une noirceur folle qui n’en finissait plus.
La marche s’allongeait. Invariablement il s’arrêtait pour contempler le ciel. Ses pensées se fixaient calmement à l’intérieur. Il voulait se garder pour lui.
Le moment ne s’y prêtait guère. Il devait rencontrer l’agente du centre local d’emploi en après-midi. Rebelle, il projetait en secret de faire de cette rencontre un poème subversif, mais il savait c’était le moment d’investir le monde et non de s’en moquer.
Il savait qu’en arrivant à la maison il se poserait sur ses courriels, rédigerait son roman, se perdrait dans une énième demande de soutien alimentaire, s’organiserait des sorties, s’amuserait avec des amis, ferait des cours de danse, du karaté.
Tout tourbillonnait sans qu’il ne connaisse réellement sa destination. Il ne savait pas s’il valait mieux marcher sur la rue Galt en face de lui ou tourner à droite. Une femme se trouvait sur le coin de la rue Belvédère. Il la salua. Chantale lui rendit son geste. Il la connaissait depuis peu, mais aimait bien échanger avec elle.
Le commerce de cette voisine le berçait tranquillement. Il appréciait leurs échanges simples. Elle marchait quotidiennement comme lui, mais sans nécessairement se fixer des objectifs de performance.
Chantale était chômeuse ou retraitée. Elle vivait avec son conjoint dans un petit appartement miteux. Le centre-ville de Sherbrooke était la totalité de son univers.
Elle alternait continuellement entre deux sujets de conversation : la marche et son mari. Guillaume ne se souvenait jamais du nom dudit son mari. Il se répétait chaque fois avec la quinquagénaire le même rituel. Il hochait la tête et approuvait pas mal tout ce qu’elle disait. Habituellement la conversation durait jusqu’à ce qu’ils atteignent le stationnement du marché de la gare. Les deux amis arrêtèrent au coin de Belvédère et de la rue des Fusiliers. Guillaume était prêt à laisser aller Chantale, mais elle formula une demande inédite :
-Guillaume, je vais à la pharmacie, est-ce que tu viens?
Il n’avait rien de mieux à faire de toute façon.
-Pourquoi pas?
Les deux amis se rebroussèrent chemin en direction du Centre d’achats Sherbrooke. Guillaume avait quelques articles à se procurer. Les deux amis se séparèrent devant la rangée des cartes de souhait. Chantale avait une prescription à récupérer.
Guillaume s’engouffra dans la dernière rangée au bout du magasin, il avait besoin de papier hygiénique. Il détestait en manquer.
Un pied se posa devant l’autre, il parcourait du regard les étagères. C’était toujours les mêmes produits, constamment exposés. Il s’en rassurait. Il s’en distrayait, aussi. Arrivé devant l’étagère du papier hygiénique, sa rêverie prit fin. Il se trouvait précédé par une ancêtre.
Cette vieille femme, maigre, elle portait une jupe de sœur cloîtrée, une blouse jaunie par un vieillissement dont il ignorait jusqu’au mécanisme. Ses souliers étaient noirs palots. La femme devait avoir au moins quatre-vingts ans.
-Jeune homme, est-ce que vous travaillez ici?
Guillaume vivait sans cesse ce scénario. Il avait travaillé plus de dix ans dans le commerce de détail. Des petits boulots pour un homme petit, ordinaire. Il s’était cru voué à plus. Pourtant, même s’il avait quitté ce milieu, la vie lui rappelait sans cesse cette vocation de service. À la bibliothèque, à l’épicerie au comptoir familial, on lui demandait sans cesse : ‘’Est-ce que vous travaillez ici?’’. Chaque fois il répondait oui ou s’abstenait de répondre. Le résultat restait le même, il aidait la personne et se trouvait à nouveau commis.
Depuis qu’il avait quitté son dernier emploi il avait investi son trois et demi de ses rêves et de sa personne, mais il n’y invitait personne ou presque. Il vivait la plupart du temps seul, même si la pensée de ses amies occupait beaucoup de place. Les clients rencontrés au hasard dans les rangées de produits étaient un rappel de son ordinaire.
C’était d’une ironie sublime.
Cinq mille ans d’histoire et pourtant l’homme restait assujetti au papier hygiénique. Fallait le faire, mais en même temps il n’allait pas commenter cet état de fait
-Comment puis-je vous aider madame.
Ce n’était pas particulièrement mensonger de lui offrir une aide. De toute façon, le commis de la pharmacie était probablement un adolescent sans manières. La femme méritait mieux.
-Je cherche les mots croisés, pourriez-vous m’aider.
La femme était immobilisée à côté d’un sac déjà plein. Sans réfléchir il récupéra son sac et l’emmena vers la section de la papeterie.
-Suivez-moi.
Tout du long la femme me parlait. Elle avait 95 ans et s’était trouvé sans livre de mots-croisés ce matin-là. Elle s’en était fâchée et était venue s’en procurer des neufs sur un coup de tête.
Dans le commerce de détail on rencontre tout de sortes de gens. Parfois on a l’impression d’être une espèce de travailleur social qui gère les cas dont personne ne veut. Un jour une femme est venue dans la librairie ou je travaillais pour acheter un livre. Elle avait le nez rouge et s’en inquiétait au point de vouloir se l’arracher. Elle espérait qu’un livre de psychologie pouvait la calmer.
Il y avait aussi l’homme qui vivait des problèmes au lit avec son amante mormone. Il espérait qu’on lui trouverait un livre qui lui expliquerait ses réticences à coucher avec lui. Il avait épaté des journalistes qui l’avaient intervewé en vain, servi Benoît Dutrissac qui avait refusé de broncher face à ses provocations. Il avait salué Philippe Couillard le lendemain de sa démission. Il lui avait souhaité de profiter de sa famille. Le lendemain l’ex-ministre de la santé avait annoncé qu’ils se joignait à un holding privé. Guillaume pouvait être naif, parfois.
Mais aider une femme de 95 ans qui magasine peut-être pour la dernière fois de sa vie, ce ne lui était jamais arrivé auparavant. Il la guidait lentement. Elle sifflait une ritournelle familière. La vie en rose? La dame en bleu? Il n’était pas certain. Chez cette femme, il y avait une contenance touchante. Il percevait un fil de vie sans défaut. Elle était présente, éveillée, lucide.
Cette fragilité due à son âge n’avait en rien élimé son esprit.
-Vous ne travaillez pas vraiment ici, n’est-ce pas?
Elle avait deviné.
-Non.
Il récupéra quelques cahiers de mot croisés et les déposa dans ses sacs. La dame lui jetait un regard empreint de tendresse. Guillaume se sentait nu.
-Quel est votre nom?
Il répondit :
-Guillaume. Et le vôtre.
La femme souria :
-Jeanne.
Pendant une seconde, le silence et devant nous des masses de friandises marchandisées comme dans une usine :
-Avez-vous besoin d’autre chose Jeanne?
Elle opina.
-Pouvez-vous payer pour moi, je ressens un coup de fatigue.
C’était tout à fait raisonnable comme demande.
-Avec plaisir.
La vielle femme sortit quelques billets de vingt dollars de son portefeuille. Elle me tendit le pactole. J’attendis quelques minutes que l’on me serve. Pendant que j’ai payé, la caissière de la pharmacie avait appelé un taxi.
Il ne restait plus qu’à attendre l’arrivée du transport. Jeane insista pour que nous nous installions dehors sur un banc. Elle me questionna :
-Que faîtes-vous dans la vie?
-Poète.
-Vous êtes sans emploi? J’ai vécu ça moi aussi. Pas facile de se sentir inutile non?
Il ne voulait pas répondre, il n’aimait pas ce genre de conversations. Il avait toujours l’impression d’être moins que les autres. Heureusement elle ne lui laissa pas le temps de trop s’appesantir sur la question :
-J’ai été journaliste, secrétaire, commissaire d’école, vous savez ce que j’ai fait de plus important dans ma vie?
Le taxi pénétra dans le stationnement. Devant nous les véhicules stationnés le rendaient triste. Les gens perdaient trop de temps au volant de ces machines qui émaciaient les âmes et l’attention.
-Un jour j’ai transporté l’épicerie d’un vieillard.
Le taxi était devant eux. Le chauffeur ouvrit son coffre. Guiilaume déposa les sacs dans le coffre. Il se retourna vers la femme, ses mots en mémoire. Il la serra fort dans ses bras. Une larme lui vint, quatre-vingt-quinze ans!
Il savait qu’il ne la reverrait jamais.
La vieille femme lui dit :
-Merci et au revoir.
La femme s’engouffra dans le taxi. Il savait que ce moment était la fin. Le taxi démarra et se fraya un chemin sur la rue Belvédère. Il était triste, mais aussi plein. Il réalisa qu’il ne serait jamais rendu réellement. Il n’y a pas de réponses à ses questions : seulement la vie qui ouvrait et fermait des portes sans arrêt.
Devant lui tout de sortes de petites histoires dévalaient la pente, c’était à lui de s’y immiscer.
Au bout de ces rencontres il trouverait une tendresse, un répit
Telle est la vie. Il marchait partout sans savoir ou me poser et rien n’est offert. C’est lorsque l’on saisit les opportunités que les moments de concrétion fusent.
Ce qui se débat devant nous au crépuscule de sa vie est peut-être ce qui est le plus beau.
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