Sénéca
Le décurion Décimus est mort aujourd’hui. Avec son décès je suis le dernier survivant de la troisième légion. Je suis aussi le dernier témoin vivant de la profanation de la Pythie et du sac de Vélia.
J’ai réglé le cas de ce rustre de Décimus hier soir.
J’ai joué mes cartes aussi sournoisement que possible. J’ai invité le décurion à boire, je lui ai payé trois amphores de vin. Quand Dionysos a montré sa présence, j’ai provoqué les humeurs du décurion en insultant ses ancêtres. Il a gobé l’hameçon et lancé une table au bout de ses bras. Nous avons dégainé nos armes. Il a bloqué mon premier coup, mais il avait l’esprit affaibli par l’alcool et moi j’étais en plein contrôle.
J’ai planté mon gladius dans ses côtes, puis j’ai doucement retiré ma lame de son corps inerte. Il est tombé par terre, s’affalant disgracieusement comme un chiffon fané. La victoire était mienne aux yeux de Jupiter, Vespa et Mars. Mais rien ne semblait réglé. J’avais gagné quoi au juste? Le droit de me morfondre dans la villa de mon père jusqu’à la fin de mes jours? Le droit de m’emprisonner dans le regret et la honte, marqué dans mes lares et mon corps jusqu’à la fin de ce cycle maudit? Dans ces conditions, Rome me semblait interdite, la moins souhaitable des destinations et je n’avais nulle autre destination ou me poser. La seule solution était de demander ma libération au centurion et de porter mon gladius et la marque de la légion dans les royaumes barbares du nord, là où mes démons et mes dieux n’avaient aucun pouvoir.
Le lendemain je suis parti affublé d’une tunique crème avec sept jour de rations sur le dos. J’ai suivi la via Verona jusqu’au bout et après je me suis engouffré dans la forêt vierge. Les arbres frétillaient des messages discrets, le soleil perçait le voile pudique des feuilles et cette beauté rinçait mes doutes comme un baptême rafraîchissant. Au crépuscule j’ai mangé, j’ai nourri mon feu de braise et je me suis assoupi. J’ai rêvé de la Pythie: mi- femme, mi-homme, mi- déesse. J’ai revécu sa profanation et sa mort. Je me suis voilé la face : les autres légionnaires et les prêtres riaient en pénétrant sa chair. Tout est devenu violet, puis j’ai vu le visage de ma sœur. J’ai sursauté, j’ai retrouvé le réel et j’ai maudit Pluton et les lares de l’éther. La forêt était si tranquille et moi j’étais si impur et si possédé que je voulais disparaître.
J’ai repris mon chemin, il n’y avait pour moi d’autre destin, de toute manière. À la fin de la journée j’avais traversé la forêt. Plus que quelques jours de marche et j’atteindrais le col de Mercure. De là je pourrais rejoindre la Germanie pour y mourir ou y servir un roi barbare et y regagner mon honneur dans le sang. C’était mon dernier espoir : laver ma honte dans le devoir. Vers midi j’ai croisé un garçon éploré qui priait au-dessus du corps d’une jeune femme. Il m’a salué et m’a demandé mon nom. Je lui ai répondu :
-Marcus Thoukudídês Seneca, toi quel est ton nom?
-Moi je m’appelle Emmanaric.
Je pointai le corps émondé qu’il semblait couver pour le ressusciter ou le protéger de la putréfaction.
-Ta mère est morte Emmanaric?
-Ce n’est pas ma mère, c’est ma cousine Ereuleva.
J’ai posé ma main sur l’épaule du jeune garçon. Il a alors remarqué mon gladius et il a eu un mouvement de recul. Je me suis fait rassurant. Je lui ai offert un morceau de viande séchée. Je lui demande d’où il vient et comment sa cousine a trépassé.
Il m’a confié être un esclave en fuite en provenance de la Germanie. Sa cousine était morte le matin même de malnutrition et de gangrène. Il ne pouvait pas la mettre en terre.
J’ai haussé les épaules. Les plus grandes réalisations de l’empire avaient poussé sur les épaules de cette main-d’œuvre servile. Le forum, le Colisée, le temple de Saturne, toutes ces merveilles étaient foulées par le sang de ces ouvriers enchainés. La liberté venait trop rarement pour ces esclaves. En y réfléchissant, je me suis dit qu’il fallait bien commencer à racheter ma honte et celle de l’empire par un acte altruiste. J’ai pris le reste de ma journée pour inhumer sa cousine, puis j’ai invité le garçon à se joindre à mon voyage. La route nous confie les plus étranges compagnons.
Après trois jours de notre traversée de la forêt, Emmanaric s’avéra un compagnon loquace. Il me raconta d’abord comment il était né. Sa mère était une aristocrate romaine, son père un reik goth descendant du héros légendaire Amal qui avait tué un ours à main nue.
Le père d’Emmanaric avait libéré sa mère d’une secte pythaogoricienne tyrannique et perverse lors d’un raid en Thrace.
Il l’avait mariée et lui avait donné une place au sein de son clan. Elle avait transmis les secrets de la confection des guêtres de laine et des paniers d’osier à une tribu de guerriers qui en avait cruellement besoin. Les goths étaient peu nombreux, le climat de la Germanie inférieure rude et la survie du clan pouvait s’avérer précaire lors de certains hivers vigoureux. Les goths reconnurent cette contribution au point que sa mère put siéger conseil de gafaúrds.
La journée touchait à sa fin, j’ordonnai à mon compagnon de ramasser des branches pour le feu. J’étais fatigué et nous nous sommes endormis avant la tombée du soleil.
Le lendemain, nous reprenions notre périple de bonne heure. Emmanaric continua son récit. Il m’expliqua le rituel complexe qui préside a chaque naissance. Chaque nouveau-né était laissé pendant une nuit sur un autel consacré au dieu de la mort. La fortune décidait alors de son sort. Si l’enfant survivait, on peignait alors son visage avec de la cendre et on coupait un de ses lobes d’oreille. Ce petit morceau de chair était brûlé avec de l’enscens dans un réceptacle de pierre en sacrifice au dieu de la guerre Tyr. Chaque Goth devait servir ce dieu.
À la mi-journée nous étions arrivés au col de Mercure. Devant nous, deux montagnes de glace traversaient l’horizon. Heureusement pour nous, ces montagnes étaient traversées par une vallée à laquelle le col donnait accès. Avant d’entreprendre notre ascencion, on s’arrêta pour casser la croute.
Emmanaric me raconta en mordant dans une miche de pain qu’il avait survécu à cette veillée initiatique bien qu’il était né frêle et que la nuit de sa naissance avait été glaciale. Il affirma n’avoir jamais excellé au combat, mais il était habile de ses mains et avait une excellente mémoire. Il avait appris les légendes de son peuple et avait rêvé de devenir un médium pour assurer une liaison constante entre le paraclet et son peuple. Son père désapprouvait ce choix parce que les médiums devaient ingérer des drogues qui les affaiblissaient au point de dormir des journées entières.
Je luis signalai qu’il était temps de reprendre notre route. Le soir venu, nous avions passé le col de Mercure et nous nous sommes assoupis dans une crevasse. Avant de m’endormir j’entendis Emmanaric sangloter. Je lui demandais ce qui n’allait pas. Il me raconta le sac de son village par la garde du Popréteur Cassius. Ses parents, ses soeurs et ses frères avaient été tué et leurs corps avaient été abandonnés aux vautours. Son maitre, le grand médium, avait eu la langue coupé et on l’avait enchainé avec les autres survivants. Par un coup de chance, il avait été vendu à la même famille patricienne que sa cousine. Pendant près d’un an, il avait servi de domestique dans leur maison frontalière.
La vie d’un esclave peut facilement être un enfer, surtout pour le fils lunatique d’un chef de guerre goth. Les membres de la famille patricienne Iulia ne toléraient aucun écart de sa part. Il fut battu et enchainé sur une grille à plusieurs reprises. Ces mauvais traitements lui firent honte, mais pas au point où il abandonna son rêve de retourner chez lui. Il se sentait une obligation d’exécuter les rituels traditionnels sur le lieu de décès de sa famille. Pour lui c’était la seule façon de surmonter l’humiliation subie.
Après six mois passés à comploter avec le portier de la maison, Emmanaric gagna la poudre d’escampette. Il parvint à s’échapper un jour d’orage. Jupiter et Tyr devait veiller sur lui et sa cousine qui profitèrent de l’ébriété de leur maitres pour s’échapper dans la forêt. Ereuleva tomba vite malade, cependant et le voyage de mon jeune ami pris bien vite une tournure tragique.
Quand il eut terminé, je posai ma main sur son coeur et je récitai un tétragramme de pouvoir. Ces mots rythmés étaient une formule secrète que m’avait transmise un prêtre d’Esculape. Apaisé, il s’endormit.
Le lendemain matin, nous reprirent la route. Vers la fin de l’avant-midi, nous croisâmes trois bûcherons barbares, probablement des Hérules. Ils portaient des tuniques noires et dépenaillées, semblaient à moitié fous et portaient de lourd gourdins. L’un d’eux s’approcha de mon jeune protégé avec un air menaçant. Je dégainai mon arme et je la pointai sur son plexus. Ses deux comparses se ruèrent sur moi en beuglant des insultes dans une langue inconnue. Je reculai. Une mêlée générale s’ensuivit. Je parvins à me débarasser du premier bûcheron en me faufilant derrière son dos avant de l’embrocher avec mon gladius. Le plus grand ‘entre eux sortit alors un couteau et m’attaqua en criant des ordres à son complice. Ils se mirent à m’attaquer chacun leur tour pour me prendre en tenaille.
Après quelques minutes de cette danse mortelle, je réalisai que le seul moyen d’en finir était de me laisser poignarder, de voler l’arme du bûcheron et d’achever mes deux adversaires d’une seule attaque combinée. J’évitai donc le premier bûcheron, puis je positionnai ma hanche devant le corps de mon second assaillant qui glissa le poignard sur ma hanche. Avec le pommeau de mon gladius j’assommai le porteur du couteau et il relâcha sa prise, me permettant de me dégager de lui et de sortir le couteau de mon corps avec un grognement. Le salaud m’avait saigné à mort!. Au moment où les deux barbares se rapprochèrent de moi pour me prendre en tenaille, je lançais mon attaque, fourrant le couteau dans mon attaquant de droite et mon gladius dans celui de gauche avec un hurlement sauvage.
Ensuite, je lâchai mes armes et je titubai un petit moment.
Emmanaaric me conseilla de m’assoupir, mais je voulais absolument l’emmener de l’autre côté de la chaine de montagne, chez lui, en Germanie. Je lui ordonnai de reprendre la marche. À la fin de la journée, épuisé, je m’écrasai contre une paroi rocheuse, vidé de mon sang et je lui fis comprendre d’un geste que j’allais quitter ce monde pour les champs Élysées ou let Tartare. Il me remercia :
-Vous m’avez sauvé la vie.
-Oui, mais je meurs dans la honte et le déshonneur.
-Mais pourquoi, vous êtes un héros!
-Un légionnaire ne se fait pas tuer par trois brigands armés de gourdins et d’un coutelas. L’honneur et la vaillance du légionnaire valent au moins cinq barbares. Mais ne t’en fait pas mon garçon, ce déshonneur, ce n’est rien comparé à ta vie. Je pars content. Emmanaric, chante si tu le peux que le légionnaire Marcus Seneca est mort, victime d’une petite honte délavée lors d’un jour de pluie.
Je voyais déjà les berges du Styx et j’entendais la voix du passeur réclamant son dû. Qu’est-ce que la vie d’un garçon barbare valait lors de la pesée de l’âme? Mes yeux s’éteignirent sur cette question et le néant vint alors me saisir. Je n’avais pas racheté mon honneur, mais j’avais trouvé ma destination