Pour Vickie,
Parce que la vie est belle.
Le videur de sens
Par G.
C’est presque qu’aussi difficile de vivre pour moi-même, en moi-même et avec moi-même que d’écrire la vie quotidienne. J’ai en moi une folie des grandeurs. J’aurais voulu être le messie ou je ne sais quoi. D’être ordinaire me vexe au plus haut point. Pour en rajouter, j’ai cette faiblesse, cette allergie chronique aux remarques et à la critique.
Pour régler tout ça je me suis érigé une armure de chair. J’ai pris de la créatine et mon corps a gonflé à vue d’œil. Mes détracteurs ont vite compris que dorénavant, il valait mieux éviter mon regard et mon courroux. Cette confiance, je l’avais méritée à la sueur de mon front. Les remarques de tous les petits caïds de la rue St-Hubert, je pouvais les essuyer sans gêne et sans complexe. Je n’hésitais pas à en tabasser un de temps en temps. J’étais devenu un videur, un doorman, un pimp. À l’âge de dix-huit ans, j’avais accompli tout ce que mon père avait ambitionné pour moi. Je croyais avoir réussi et tout écrasé sur mon passage.
Dieux que j’étais jeune et stupide.
Ma vie, mon enfance, mes souffrances, tout ça n’importait plus vraiment. J’étais devenu une parodie violente de moi-même. Chaque jour de cette vie m’amoindrissait, m’émiettait, me réduisait au rang d’hécatonchire sans merci et sans âme. J’avais vendu mon humanité sur l’autel de la puissance et il ne restait plus de moi que deux cent livres de viande. Je vous l’avoue, j’étais aveuglé par tout ce que cette vie m’apportait. Tout d’abord, j’ai rencontré Jake et Jésus qu’il était un salaud, mais un salaud qui baisait bien! En plus, j’avais accès à toute la came et tout l’alcool que je désirais. Bon il y avait bien une ou deux femmes qui se pâmaient pour moi, c’était agaçant, mais pas nécessairement une sinécure, alors je faisais avec.
La vie est un véritable rapace. Si vous ne la combattez pas elle vous grugera des secondes, puis des minutes et enfin des jours et des années. Quand la complaisance s’installe, il n’y a rien à faire, des grands pans de vie se déplient sans que vous ayez le temps de réagir. Puis un jour vous vous réveillez, fraîchement trentenaire, sous le parvis d’un arbre, la brunante en contrebas, avec une bouteille dans la main et une gueule de bouc. Fuck my life…
Même la pénombre me plombait la tête. Ça ne m’empêcha pas de ramper jusqu’au trottoir.
Le premier passant qui me croisa me rossa de coups de pieds. (Je l’avais battu trois mois plus tôt pour récupérer une dette de jeu.) Aussitôt qu’il me reconnut, il fendit un sourire sadique. Il commença par me pilonner l’abdomen. Puis il décida d’y aller au gré de sa rage. Une rage de cuir froide si je me fie à la saveur de ses bottes. J’ai fini le visage couvert d’ecchymoses, la bouche tuméfiée et le ventre plein de bleus. Pour la première fois en quinze ans je n’étais pas le vainqueur de la lutte. Un sanglot grotesque m’échappa et des larmes se mêlèrent à mon sang.
Ma vie, mon enfance mes souffrances, tout revint alors que mes défenses s’effondraient comme un château de cartes.
Tout commence avec Hemingway, tante Agathe et Paris. Plus précisément, tout s’enclenche lorsqu’elle décide de me lire Paris est une fête. J’ai neuf ans, je vis chez mon père. Maman me manque.
Papa n’est jamais à la maison et quand il est à la maison c’est l’ouragan. Il tempête, vocifère, lance de la vaisselle et morcelle les murs. Je crois qu’il travaille pour des italiens et je l’imagine souvent en train de frapper des spaghettis longs comme la rue avec une branche de cèdre. À quoi ça sert? J’en ai aucune idée, mais je me suis convaincu que mon père fait œuvre utile.
Je suis un garçon taciturne, solitaire et je m’ennuie. Mes seuls moments de rêve sont partagés avec tante Agathe.
Elle me lit chaque soir des phrases que je comprends à peine mais qui m’hypnotisent :
« C’était toujours les gens qui mettaient des bornes au bonheur, sauf ceux, très rares, qui étaient aussi bienfaisants que le printemps lui-même. »
–Ernest Hemingway
Ce que je découvrais c’était le pouvoir des mots, de l’écriture.
Hemingway a cette puissance, cette science du rythme qui vous berce comme un fleuve tranquille.
Cette rythmique est telle que comprendre le sens des mots devient immatériel dans son cas.
Même tante Agathe, qui était d’ordinaire si tendue, si flegmatique, si en contrôle, se détendait sous l’effet hypnotique de sa prose.
De toute façon, les rares extraits que je saisissais, je les saisissais mal.
Je vous jure que pour moi Gertrude Stein était une conscience claire atteinte de logorrhée.
Tante Agathe répétait toujours que la logorrhée était une infection grave et je la croyais dur comme fer.
Ça me fait rire quand j’y pense.
Parfois, j’ai le souvenir flou de moments de confession, dans mon garde-robe, des moments ou Gertrude Stein pansait mon malheur.
Mais ces moments vinrent plus tard.
Après le départ de tante Agathe.
Il y a un flou dans ma mémoire. Je crois que ce départ m’a blessé plus que tout au monde. Est-ce que mon père a été violent avec ma tante? Tout me porte à croire que c’est le cas. Dans tout les cas, je ne l’ai pas revue jusqu’à son décès. À l’époque je commençais ma carrière de videur. J’ai fumé à son enterrement comme Meursault. Je voulais me convaincre que j’étais un salaud, un chien sale qui se foutait de sa tante. Mais en réalité, son départ, son absence, sont des tragédies que je ne digère toujours pas.
Mon enfance prend une tournure plus sombre. Mon père perd son emploi avec les italiens. Il passe beaucoup de temps à la maison. Il me surprend avec le livre Paris est une fête dans la main. Il n’y a plus de mur à matelasser, alors il s’atèle à la tâche de me forger à son image.
Je n’ai ni le droit de riposter, ni de pleurer. Je dois me débarrasser de mes livres pour : « devenir fort » et toute désobéissance est immédiatement punie. Chaque coup encaissé renforce ma détermination : ne plus jamais être une victime, travailler fort, reprendre le contrôle. À l’âge de treize ans j’essaie de défier mon père et j’échoue lamentablement. Il est plus fort que moi. J’abdique toute idée d’indépendance ; je deviendrai videur comme lui.
Ce jour là j’ai brulé les sonnets que j’avais écris en secret pour Gertrude Stein.
Calice…..
« Vous êtes une génération perdue » -Gertrude Stein
Fucking right…. Mais peut-être que c’était mieux ainsi. J’avais un goût de sable sur le bout des lèvres. L’odeur du Jack Daniels se mêlait avec l’odeur de la défaite. Quelque chose en moi venait de se briser, sans appel, sans avertissement. Mais je crois que c’était une bonne chose. Je me sentais capable de tout, capable de lire Hemingway, de connaitre le pouvoir des mots, d’accepter les critiques.
Le second passant me tendit la main et me demanda si j’allais bien. Il m’aida à me relever, il s’appelait Hector. Sa rencontre allait changer ma vie.
Super texte! Bien hâte d’avoir la suite!