Pour Sylvie,
Parce que les tours de fusée
Sont gratuits
Le samedi
G.
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L’accommodement raisonnable
Cher ami,
Je t’écris pour faire le point
La dernière fois que je t’ai vu, j’étais en colère.
J’avais un problème avec Laure. J’avais l’impression qu’elle était froide avec moi, qu’elle m’ignorait. Ça me rappelait la guerre froide et ça m’emplissait d’angoisse. J’avais perdu l’armistice.
Aujourd’hui le soleil s’est levé vers 5 heures. Le ciel était rouge. J’en ai profité pour aller marcher sur le pont neuf.
Ce que j’aime de ce pont, c’est qu’il est parfaitement orienté par rapport à l’horizon. Chaque matin, j’y marche en direction de l’aurore, en plein soleil. Parfois je ferme les yeux. Mes orbites s’emplissent de rouge ou d’orange et je me sens lumineux. J’aime penser que mes paupières sont des panneaux solaires et que marcher me permet de faire le plein d’énergie positive.
Ce matin j’en avais particulièrement besoin. Chaque pas sonnait creux et métallique. Le pont réverbérait ma dissonance. J’essayais de tromper ma colère.
J’étais en colère parce qu’il y avait gouffre entre Laure et moi. Ce gouffre, c’était l’indifférence que j’ai essuyé comme un morceau de glace qui me collait à l’épaule.
J’ai connu Laure dans un de ces parcs d’isoloirs qui peuplent notre monde, là-haut à la cime d’une tour. Son isoloir était en face du mien. Ce parc était un bac étrange où on ne connait pas le visage de nos voisins et où la plupart des Bonjour sonnent creux.
Dès le départ, son Bonjour m’a piqué. Il y avait quelque chose dans sa voix d’impérial, d’aristocrate, de conciliant. C’était comme si Arafat rencontrait Louise Arbour et que leur enfant travaillait dans un centre d’appel. J’ai voulu en savoir plus, alors je l’ai arrosée de mille questions sur l’histoire, sur sa famille et sur la politique. Elle a répondu à chacune de mes questions. Elle était la petite-fille d’un diplomate de l’ONU et elle avait été élevée à Genève.
Puis elle m’a parlé de ses problèmes de ses peines, de sa vie : elle était incapable d’avoir une conversation directe avec son père, elle passait son temps à gérer les conflits des autres, son petit-ami, lui aussi fils de diplomate, lui avait envoyé une lettre ambigüe au point ou elle ferait frémir Kissinger.
Chaque nouvelle conversation amenait une découverte. Derrière l’isoloir se cachait quelqu’un capable de m’accueillir sans jugement, de comprendre mon origine et le conflit qui m’avait engendré. Pour une rare fois dans ma vie, j’étais ouvert, prêt à tout faire pour aider ma voisine, la connaître, la consoler.
Chaque fois que je lui parlais je me sentais grandir et je me découvrais des qualités que j’avais oubliées de moi-même. Une imagination fantasque, un grand besoin de tranquillité, une sensibilité à fleur de peau et un esprit chevaleresque. L’ironie c’est que je ne connaissais pas le visage de ma bienfaitrice. Mais pour moi c’était aussi bien ainsi.
Mes amis me disent que je suis l’exemplification de l’accommodement raisonnable. Ma mère est noire et juive, mon père est blanc et musulman. Pour mes potes, c’est le symbole d’une multiplicité de possibles. Ils veulent croire que l’être humain est capable de relations malgré ses variabilités. L’être humain connait des variations de toutes sortes : émotionnelles, intellectuelles, spirituelles, corporelles et comportementales. Il existe aussi une myriade de considérations culturelles, de normes qui dictent notre format, notre variabilité.
Quand je doute, mes copains me disent que le défi c’est de savoir relativiser nos différents, négocier et trouver un modus vivendi.
Ce que mes amis ne réalisaient pas c’est que pour moi il n’existait pas de réel accommodement possible. La vie avec mes parents avait été entachée de milles petites disputes, petites tracasseries et de quelques grandes ruptures. À la fin de ce parcours, j’en étais venu à croire que de vivre avec les autres signifiait renoncer à soi ou vivre en guerre.
Puis les nouvelles me réconfortaient dans cette idée que mes clivages, mes différences étaient irréconciliables : l’intifada, la guerre Iran-Irak, le septembre noir, la guerre de six jours, la purge des frères musulmans, l’invasion du Kuweit… L’actualité du dernier siècle était une série de dates et de faits qui confirmaient que mes parents étaient au mieux une curiosité et au pire une aberration de la nature.
Je me disais qu’il fallait être masochiste pour vivre ainsi, à endurer quelqu’un de différent de nous pour le restant de ses jours. Il valait mieux passer son chemin, vivre par soi-même, se couper de l’ennemi. Vous l’avez deviné, j’étais toxique, je détestais mes origines et je cachais un cœur de fiel derrière mon sourire d’ange.
Mais ça c’était avant de me découvrir un cœur.
Au contact de Laure, j’avais compris que je ne voulais pas vivre en vase clos. Sous sa médiation, la paix entre l’orient et l’occident redevenait possible. L’espace entre nos isoloirs était devenu une arche de commisération. Notre relation était une authentique commission vérité-réconciliation. La solution aux problèmes du monde, aux problèmes de mes parents et à mes problèmes était devenue simple. Il suffisait de communiquer, d’être vrai, d’échanger.
Cet amour, je croyais qu’il s’était construit comme Saint-Exupéry l’avait prédit.
J’en étais venu à être apprivoisé par sa présence ou j’en étais venu à l’apprivoiser.
L’écouter, lui donner l’attention dont j’étais capable, pour moi c’était l’acte le plus intime que je pouvais commettre. Pour moi, son concact c’était l’engagement même, un véritable concordat. Mes deux nations pouvaient enfin coexister et mes différentes parties y trouvaient leur compte.
En même temps, si je poussais les choses en avant, c’était parce que j’avais peur de me perdre à nouveau. J’avais la crainte que sans elle je redeviendrais froid et cynique. Je ne me croyais pas capable de maintenir cette paix d’esprit sans sa médiation. Je voulais l’annexer.
J’avais fait d’elle un fétiche, un symbole de l’accommodement que je voulais établir avec moi-même et c’était raisonnable.
Notre dispute a commencé lorsque j’ai voulu voir son visage à l’extérieur de l’isoloir.
Elle a refusé tout bonnement. Puis elle m’a fait un boniment sur son indépendance et le droit à l’autodétermination.
Puis la peur m’a envahi. L’invasion était à mes portes.
Cette peur était fausse et sans fondement.
Je le sais maintenant.
Mais j’avais tant souffert et j’avais soif de vivre. Alors je pensais que je l’avais brusquée et je m’en désolais. La guerre était inévitable.
D’essuyer un refus si glacial m’a assommé. C’est comme si notre complicité, nos projets politiques et nos traités n’existaient plus. Je pensais mériter mieux. La rage a monté en moi et l’occident a fourbi ses armes contre l’orient.
L’image de tours jumelles s’effondrant m’est tout de suite venue à l’esprit. J’ai tâté ma hanche, en espérant y trouver une arme qui me permettrait de reprendre le combat. N’y trouvant absolument rien, sinon une ceinture en piteux était, j’ai écrit une série de lois qui empêcheraient ce genre de débordement à l’avenir.
J’étais prêt à construire une barrière de sécurité autour de mon isoloir, à mettre fin à l’immigration des ouvriers mexicains et à expulser les réfugiés syriens sans délai. Une part de moi désirait aussi massacrer les chrétiens du Liban. Si j’avais pu, j’aurais miné l’entrée de mon appartement, mais les marchands d’armes tchèques ne voulaient plus répondre à mes appels.
Après quelques jours, ma colère est retombée un petit peu. J’étais rendu à la phase passive de l’accommodement. J’étais prêt à me plier aux recommandations de la commission Bouchard-Taylor, à laisser les sikhs porter un kirpan à l’école et à permettre aux musulmans d’avoir leur propre frigidaire à l’hôpital. Un armistice avec l’État Islamique me paraissait aussi envisageable. Surtout, j’étais prêt à casser ma barrière de sécurité, à laisser Laure à sa vie, à ses dédales multilatéraux et à tout abandonner comme si je ne l’avais jamais connue.
C’était une solution simple, mais qui me ramenais à la case départ. Je redevenais l’avatar menteur d’un accommodement auquel je ne croyais pas. Quelque chose en moi s’y refusait.
Sur le pont, une voiture m’a aspergé et j’ai ri de ma situation. Je suis libre jeune et j’ai l’avenir devant moi. De plus, j’ai appris une vérité essentielle : je ne suis pas irréparable, je suis humain.
Cette vérité que j’ai trouvée dans le ciel s’avère indomptable. Elle me pousse vers l’avant, hors de l’isoloir, face au monde. La seule réconciliation possible est avec moi-même, le seul accommodement permissible est la paix avec ma propre volonté au-delà de toute raison. Je ne crois pas à la froideur raisonnable, je ne crois pas à l’accommodement…. Je crois que seul l’investissement déraisonnable, l’amour de soi et de l’autre sont les solutions.
L’homme qui n’est pas en paix avec lui-même ne pourra pacifier le monde.
Cette volonté me pousse ce matin à t’écrire
Et j’ai bon espoir qu’elle me mènera à bon port.
Ton ami,
Rick