L’Hymen de la bête
Par GJJ Levasseur
À charge de revanche, j’ai du m’absenter de la bibliothèque pendant un mois. Aussitôt que j’ai mis le pied sur la rampe d’accès du paquebot mon cœur s’est roulé en boule et j’ai perdu mon diner. J’ai passé le plus gros du voyage crampé sur ma couche pendant qu’Anna frayait avec la Comtesse de Ségur et ses babouchkas. Ma distraction principale, fut de jouer aux dés avec un sicaire mi-gueux : Rembrandt Wilson. Entre deux parties, le scélérat ne vit aucun inconvénient à détrousser un autre malade cloué à son lit et j’en tirai une étrange satisfaction.
Mes maux de cœur semblaient se dissiper la nuit. Aussi j’en profitais pour me traîner jusqu’à la poupe du vaisseau. De cette position, je pouvais apercevoir les feux de position et les phares de l’engin. Ils plongeaient sur la mer. Ces rayons de lumière se réfractaient contre les vagues, créant une demi-douzaine d’arcs-en-ciel à la minute. J’en restais pantois.
Ces courts moments de satisfaction restent gravés dans ma mémoire. J’en retire une impression de liberté. Quand j’y pense, c’est comme si je n’avais rien vécu avant. Toute ma vie, je l’ai passée dans une prison de chair et de pensées, sur le pilote automatique. J’étais écrasé par les règles de la bibliothèque et par le regard des autres. Étrangement, tout ça s’était effacé un instant dans un spectacle de couleurs. Je réalisais l’ampleur de mes réalisations : j’étais l’homme qui avait capturé les cultistes de Piccadilly, sauvé la tour Eiffel de la destruction et pris la balle du rebelle Tchèque Novotny dans l’aine pour sauver le Kaiser. Sans compter toutes les autres fois où j’avais sauvé Anna.
Mais personne ne connaissait cet homme. C’était comme si il n’existait pas. Moi-même je ne savais pas comment lui rendre hommage. Il était une part si secrète de moi-même. Alors le haut le cœur me reprenait et je retournais à ma cabine.
Cette routine perdura deux bonnes semaines. Puis nous arrivâmes à destination : Boston, Massachussetts. Le port grouillait d’activité. Les débardeurs utilisaient des machines et des poulies pour charger et décharger des marchandises, des vivres et des curiosités. J’y ai vu un dragon d’acajou, peint en rouge au visage terrifiant qui me rappelait mes tantes du coté maternel. Une autre plate-forme que je croisai était remplie de caisses dont l’odeur de riz et de jasmin se mêlait avec l’odeur de suie et la sueur des ouvriers. C’était fascinant : à la fois horrible et attendrissant, mais je n’eus pas le temps d’approfondir cette expérience, Anna était pressée de rejoindre Hampstead Manor, la résidence d’Agathe Holmes.
J’hélai un cabriolet et nous fûmes reconduis à la gare centrale. De là nous prîmes le train pour Goffstown au New Hampshire.
Notre arrivée à Hampstead Manor se fit de nuit. Le manoir, sis au sommet d’un vallon qui donne sur Glen Lake, me rappela mon hameau natal dans le Nottinghamshire. C’était une maison victorienne. Les serviteurs nous installèrent dans deux chambres contigües, au deuxième étage à la gauche de la chambre de la maitresse de maison. Agathe Holmes, une femme blonde et bien en chair d’une quarantaine d’année, nous accueillit avec rudesse, puis nous conduit chacun notre tour, à nos chambres respectives. Anna m’invita au repos, elle doit interroger sa parente. Je rejoins ma chambre.
Le lit baldaquin était confortable. Je tombais de sommeil. Des impressions fugaces s’imposèrent à mon esprit. Je m’ennuyais de la cabine de chasse de mon père, à Sherwood. Puis les visages de mes parents m’apparaissaient et se superposaient. Plus tard je m’endormis pour de bon, du moins jusqu’à je voie Anna agiter la main et crier mon nom.
-Keith, Keith
J’ouvre l’œil. Anna me regarde. Ses yeux verts sont lumineux. Je détaille son visage. Son front est anguleux et sa bouche est pleine. Ses lèvres sont moites et repues de paroles inspirantes, gorgées d’espoir et porteuses de rêves régénérateurs. Je glisse mes mains le long mon corps et je me lève. Je fronce les sourcils.
-Qu’y a-t-il Anna?
Elle ramasse mes vêtements et les jette sur le lit.
-Tante Agathe n’est plus dans ses appartements. Nous devons la retrouver, viens Keith.
Anna m’agrippe par les épaules et me secoue sans ménagements. Je m’habille en trombe alors qu’elle sort ramasser une carabine dans sa malle. Je quitte l’embouchure du hall alors qu’elle me lance l’arme et une ceinture de munitions que j’attache en bombant le torse. Un cliquetis de métal sonne faux. J’ai un mauvais pressentiment.
Pendant deux heures nous écumons les forêts aux alentours d’Hamstead Manor sans trouver trace d’Agathe Holmes. Puis nous remarquons, dans une clairière un groupe d’homme armés qui consultent une carte topographique. Anna les identifie rapidement, c’est la brigade anti-monstre du FBI. Nous quittons la clairière et atteignons enfin le promontoire surplombant Seavey pond. Une silhouette se dessine, se tordant sur une butte en contrebas.
La lune était pleine et le ciel d’un noir terrifiant. Je reconnais la femme : c’est Agathe Holmes qui convulse et j’ai cru une seconde qu’elle s’évanouirait. Puis l’impossible s’actualise sous mes yeux : elle devient un loup de forme humaine. Son poil doré luit au clair de lune et j’ai un moment d’exaltation inexplicable. Puis elle hurle. Son cri dure plus longtemps que je ne le croyais possible. Ce beuglement primal pénètre ma chair et je ressens un mélange de souffrance et de rage. Mes jambes s’amollissent, puis je me repris. Je veux cajoler la bête, l’apaiser, la guérir. J’étais même excité par cette idée. C’était la première fois qu’un être surnaturel ne m’effrayait pas.
Ma raison me souffla que ce genre d’initiative se terminerait par mon trépas.
«Immobilisez-vous. Vous êtes en état d’arrestation pour sorcellerie! »
Un agent du FBI ouvre le feu sur moi, mais j’ai prévenu le coup. Je m’écrase au sol. Anna crie et semble souffrir. Mon étourderie lui coûtera-t-elle la vie? Un grondement sourd et des cris de souffrance se succèdent. Je me relève et je remarque que les agents ont été tous déchiquetés en morceaux. Tous sauf un qui tient la louve blonde en joue. Il va tirer, sans y réfléchir, je l’abats sans cérémonie.
Le dernier agent du FBI grommelle, il me supplie de transmette un message à sa femme : il l’aime. J’essaie de le rassurer. Murmurait-il une prière à Moloch? Suis-je en train de m’inventer un alibi? C’est la première fois que je tuais un homme de sang-froid. Je ressens une immense culpabilité. De plus, j’ai réagi par instinct, pour protéger un loup-garou. Tout ce drame pour une compassion déplacée. Je préférais ne pas y penser. Je m’approche de la frêle Anna qui tremble affalée sur un arbre.
-Keith.
Elle soupire.
-Anna. Tout va bien. Tout va bien.
Je scrute sa jambe qui dessine un angle obtus dans l’air.
-Tu as mal à la jambe Anna?
Son sourire me semble triste, elle était résignée.
Je me penche vers elle.
-Je suis là. Le monstre est parti, je te ramène à la maison.
Elle se redresse un peu, son visage tordu de douleur, mais elle insiste.
-Keith, ce monstre est ma tante! Nous sommes venus ici pour la sauver et nous avons fait un sale boulot! Une chance qu’elle nous a tirés de là! Ces adorateurs de Moloch nous auraient mangés tout crus! Tu connais la malédiction des loups, elle est associée à un objet maudit. Chaque fois que le loup tue, il retourne à cet objet. Si tu le détruis, ma tante sera libérée!
Anna a un sens des priorités qui m’échappe. Je suis, par nature, un homme qui doute, un protecteur, un territorial. Ma culpabilité et mon attachement pour Anna me poussent à rester. Je veux m’occuper d’elle avant tout. Anna, par contre, a un sens moral trempé d’acier et un sang froid digne d’Agamemnon. Si j’ai la capacité de tirer les marrons du feu, elle sait ce qu’un héros doit faire toutes circonstances. Cette fois-ci je ne veux pas m’y soumettre. J’ai peur d’affronter la louve sans elle.
-Anna, je ne sais pas si j’y arriverai sans toi.
-Keith, les journaux parlent de moi sans arrêt, mais je te dois tout, tu m’as toujours soutenue. Tu m’acceptes comme je suis et tu m’as suivie dans chacune de mes aventures. Tu es l’homme le plus fort et le plus fidèle que je connaisse. Je crois en toi. Tout ce que je te demande, c’est de sauver ma tante. Je t’aime Keith et j’ai besoin de toi….
A-t-elle le hoquet? Elle verse vers l’avant et me tombe dans les bras. Je porte tout son poids, je la soutiens. C’est difficile, mais j’ai l’impression qu’elle me transmet sa force. Elle me regarde les yeux pleins d’eau. Mes jambes sont molles, mais je ne dois pas défaillir.
-Anna. Je…je t’aime aussi. Sans toi ma vie aurait été banale, solitaire, sans risques et sans passion. Tu m’as trainé hors de la bibliothèque et j’ai grandi dans ton sillage. Avec toi j’ai progressé d’une façon que je croyais impossible. Tu m’as offert le monde en cadeau. Tu ne m’as jamais reproché mes faiblesses. Ce que tu me demandes est impossible. Je dois trahir ta volonté. Je ne te laisserai pas ici! Jamais! Accroche-toi ma douce tu sauveras la louve et je te protégerai!
Je glissse le corps d’Anna sur mon dos, tout doucement, puis je me penche vers l’avant. J’amorce une longue et pénible marche vers la tanière d’Agathe Holmes.
A suivre